Alyssa : Un projet d’ailleurs mais une construction en Tunisie

Dans une Tunisie où l’on « galère », Alyssa multiplie les expériences et compte sur ses contacts à l’étranger pour s’en sortir. Elle se forme continument pour ne pas rester « au pied du mur ».

Rever d'ailleurs

Pour Alyssa[1], le rêve d’un « ailleurs » est très présent, mais pas n’’importe lequel : l’Europe, ou du moins, la France. Le rêve est ambitieux pour cette jeune femme qui est née et a grandi dans une ferme de la région du Kef. Achevant ses études de design des emballages alimentaires, elle entame des démarches afin de les poursuivre en France. Mais ce ne sera pas simple. Même si elle estime qu’elle a été bien formée en Tunisie, Alyssa souligne aussi que les diplômes tunisiens sont déconsidérés et qu’il faut toujours les compléter avec un diplôme obtenu à l’étranger pour espérer décrocher un poste correct en Tunisie. Elle assiste donc régulièrement à des conférences et des réunions d’information. Bien souvent, elle en ressort avec un sentiment amer car ceux qui témoignent et racontent leur réussite personnelle, mettent aussi en exergue l’ampleur du fossé qui sépare les élites du reste de la population, celle des « Tunisiens au pied du mur » (Tounes ala el hit) qui vivent, au quotidien, dans la « tmarmida » (la galère) et n’obtiennent rien.

Alyssa relate alors ses expériences professionnelles dans plusieurs entreprises. Il y a des emplois pour les jeunes, confirme-t-elle, mais à des niveaux de salaire qui ne permettent pas de vivre de manière autonome à Tunis où le coût de la vie est plus élevé que dans le reste du pays. Alyssa a été embauchée dans une imprimerie pour un salaire de 300 dinars  [2] par mois, mais au cours de l’année qu’elle y a passée, elle n’a jamais touché cette somme, son salaire étant réduit à 250 voire 200 dinars. Elle a donc dû solliciter ses parents qui ont complété ses revenus à hauteur de 150 dinars (52 euros). « Donc, conclue-t-elle, je préfère maintenant être au chômage [plutôt que] de travailler [pour] un salaire qui ne peut pas me nourrir pour tout le mois ».

Du désenchantement du salariat au projet entrepreneurial

C’est dans ce moment de dépit vis-à-vis du salariat qu’elle envisage l’entrepreneuriat avec une amie. Elles évoquent d’abord la piste du recyclage des pneus, mais après un premier aperçu du marché, elles se rendent compte qu’elles n’auront ni les moyens ni les connaissances pour s’engager dans cette voie. Vient ensuite une autre piste fondée sur leur « complémentarité » car Alyssa est formée au packaging, et son amie, diplômée en chimie. Elles suivent des conférences sur les huiles usagées à l’hôtel Africa de Tunis et en ressortent avec l’idée de collecter les huiles alimentaires usagées. Mais l’ampleur de la tâche (collecter, rémunérer, publiciser…) les décourage. Elles gardent alors l’idée en tête, mais pensent à l’appliquer à un autre créneau, celui de l’export de tomates séchées puisqu’en « Tunisie, on a des tomates partout ». La mise en œuvre du projet semble plus réaliste mais se heurte rapidement à une forte concurrence. En effet, elles prennent conscience que ce créneau est déjà très investi. Elles envisagent alors d’effectuer un stage à l’étranger pour se familiariser avec ce secteur. Mais l’amie de Alyssa n’obtient pas le visa et elles renoncent. Pour Alyssa, la suite passera désormais par des « amis de plusieurs classes sociales, des étudiants et des chefs de projets et je pense qu’il faut écouter les autres pour mieux comprendre car chaque année je fais de nouveaux projets ».

Dans ce contexte, le projet migratoire d’Alyssa relève moins d’une stratégie établie – celle de partir – que de l’expression d’un dépit vis-à-vis des difficultés qu’elle rencontre pour s’insérer dans la vie active en Tunisie. Ses ressources relationnelles en France sont très réduites puisqu’elles reposent sur un entrepreneur français qu’elle a rencontré à Tunis lorsqu’elle travaillait à l’imprimerie avec lequel elle a sympathisé, une partie de la famille immigrée mais qu’elle ne connaît pas suffisamment, des amies étudiantes en foyer qui ne peuvent pas l’accueillir ou bien des relations uniquement par Facebook avec des Tunisiens basés au Canada ou en Italie.

La recherche d’un équilibre entre l’« ici » et l’« ailleurs »

Alyssa porte en elle plusieurs révoltes sourdes avec lesquelles elle essaie de composer dans sa construction et ses choix. Elle poursuit donc ses études et comprend qu’il lui faut s’accrocher pour réussir et aussi, être attentive à toutes les rencontres qu’elle fera car c’est ainsi que les vies se « transforment ». Elle a conscience de ne connaître encore que peu de monde, de ne pas avoir de « réseau » et que, contrairement à l’élite nationale qu’elle découvre au fil de ses expériences, elle aura de nombreux obstacles à franchir. Partagée entre sa conviction qu’il sera nécessaire d’obtenir un autre diplôme en France et le fait que l’entreprenariat lui offrira plus d’opportunités que le salariat, elle affine progressivement ses stratégies. Elle est aujourd’hui inscrite en thèse de doctorat en France et vacataire dans une ONG internationale, un équilibre, en somme, entre la nécessité de l’ « ailleurs » qualifiant et l’acquisition de compétences permettant de travailler en Tunisie pour une instance internationale qu’elle découvre au fil de ses expériences. Pour autant, les obstacles qu’il lui reste à franchir sont encore nombreux.

 

[1] Entretien issu de l’enquête de terrain menée à Tunis et au Kef entre 2014 et 2016 par H-S Missaoui.

[2] En 2014-2015, 300 dinars tunisiens équivalaient à environ 104 euros. Aujourd’hui, en 2021, 300 dinars tunisiens ne valent plus que 91,21 euros.