En quête de financements et d’appui pour la création d’entreprises, les Tunisiens font face à un foisonnement de programmes d’aide qui manquent trop souvent d’efficacité. Les entrepreneurs rencontrent encore des difficultés dans l’accès au crédit.
Incuber, financer, accompagner les entreprises naissantes, voilà le rôle du système d’appui aux jeunes entrepreneurs dont Lassaad Ben Romdhane et Hafedh Gouil ont entrepris, dans leur rapport, de décrire le fonctionnement, les rouages et finalement les faiblesses. Pétris de bonnes intentions, les institutions publiques, privées ou non-gouvernementales manquent souvent leur cible ou perdent le fil de leur mission. Par manque de communication ou, plus grave, piégés dans une logique de concurrence, elles fournissent chacune dans leur coin un effort, sans qu’il ne s’additionne à un autre.
Pour les besoins de l’étude, 43 jeunes entrepreneurs ont participé à des groupes de discussion. 15 originaires de Sfax, 14 de Kasserine, 8 de Bizerte, 6 de la Manouba, les 4 régions concernées par les interventions du projet d’IMDeD. La majorité (53%) ont l’intention de créer leur entreprise, 21% ont lancé les démarches, 26% dispose déjà de leur structure entrepreneuriale. Parmi les participants, 26 sont des femmes, 17 sont des hommes. Des entrevues ont également eu lieu avec les représentants des différentes institutions d’appui et de financement de l’entreprise. La création d’entreprises, en particulier celles intéressées par des secteurs innovants, nécessite des investissements et suppose une certaine prise de risque de la part des établissements bancaires. Avec son réseau bancaire étendu (22 banques de dépôts différentes), son système d’information moderne, la Tunisie offre certains avantages. Même si le coût des transactions reste élevé et que beaucoup d’entrepreneurs rencontrent des difficultés pour accéder au crédit.
Banques et entrepreneurs
Il existe aujourd’hui une inégalité très forte en Tunisie, où l’on prête plus facilement à certaines catégories. Les très petites et moyennes entreprises sont systématiquement désavantagées vis-à-vis des grandes entreprises quant à l’accès au financement bancaire. D’autant que les critères de sélection des projets sont devenus plus strictes avec une augmentation du taux de rentabilité exigé par les établissements. Résultat : Le nombre de projets financés a baissé. Il est très compliqué de recourir au crédit quand il s’agit d’alimenter un fonds de roulement par exemple. Les entrepreneurs interrogés dans l’étude pointent du doigt leurs rapports difficiles avec les banques. Le créateur d’entreprise doit faire face à des pressions très fortes de la banque qui ne joue pas toujours son rôle d’accompagnement. Des difficultés conjoncturelles peuvent faire cesser tout financement et il peut arriver qu’un promoteur se retrouve à rembourser son crédit alors qu’il n’est pas encore entré en exploitation.
Cette relation conflictuelle trouve en partie sa source dans le manque de compétences des banquiers, qui provoque le blocage abusif de nombreux projets. Les entrepreneurs doivent s’armer de patience. La procédure d’obtention des crédits auprès de la BTS (Banque Tunisienne de Solidarité) peut être longue, dépasser les 15 mois, et complexe. Les études de faisabilité des projets réalisés par les banques tunisiennes sont notamment loin de répondre aux exigences de ce type de service. Et tout cela finalement pour des sommes dérisoires. Ainsi, les crédits accordés par la BTS ne dépassent pas les 150 mille dinars pour les entrepreneurs diplômés du supérieur.
Plus concrètement, si le financement des investissements matériels peut s’avérer plutôt simple, les très petites et moyennes entreprises rencontrent de graves difficultés à répondre à leurs besoins en fonds de roulement. Les banques demandant souvent une garantie réelle pour financer les projets des entrepreneurs. Sur la durée des crédits, le moyen terme apparait comme le plus accessible. Le court terme, dont le délai de remboursement est compris entre 2 et 5 ans, est toujours difficile d’accès en Tunisie. Les banques tunisiennes, et surtout les institutions commerciales, veulent récupérer le plus rapidement possible les bénéfices de leurs investissements financiers et ne prêtent donc pas au-delà de 5 ans. C’est le cas par exemple de la BTS, qui est pourtant une entité spécialisée dans le financement des TPE. On constate une grande rigidité des banques, un manque de compétitivité du secteur, alors que tous les produits bancaires proposés se ressemblent et n’offrent pas de solutions adaptées au formes récentes d’entrepreneuriat comme la nouvelle génération de start-up. L’offre du système financier tunisien souffre globalement d’un manque d’innovation. Les établissements doivent mieux s’adapter aux exigences des dossiers de TPME et cela pourrait passer par la formation d’un pool de banquiers spécialisés dans l’évaluation de ce genre de dossiers.
Dans ce contexte, une solution pourrait venir de la micro-finance. Ce dispositif permet en effet de lutter contre l’exclusion financière, en favorisant le développement des régions et la consolidation de leur tissu économique. Procédure plus simple, délai d’attente réduit, elle permet de faciliter l’accès au crédit. En Tunisie, le secteur a un potentiel de croissance important et pourrait même diversifier sa gamme de produits en ne se limitant pas aux micro-crédits. Mais cet outil d’inclusion a aussi ses limites. Il coûte cher, étant proposé par des institutions privées, et il est loin de couvrir l’ensemble des besoins de financement. D’une part, les montants maximum pouvant être prêtés sont faibles, d’autre part l’offre est de loin inférieure à la demande. Pour les chanceux qui parviennent à obtenir ce genre de prêt, il faudra néanmoins compter sur soi-même pour le montage du projet. La majorité des institutions ne proposent aucun accompagnement, au delà de l’aspect financier. La création d’un observatoire de l’inclusion financière fait partie des recommandations du rapport de Lassaad Ben Romdhane et Hafedh Gouil, afin d’assurer la transparence des performances du secteur, tant financières que sociales.
Handicaps, atouts du système d’accompagnement
Des mesures de l’Etat pour inciter à l’entrepreneuriat existent, mais souffrent de graves lenteurs dans leurs procédures et mécanismes. Il en est ainsi de la prime d’investissement, de 6% pour les créateurs d’entreprise et qui peut atteindre jusqu’à 30% si le projet est monté dans une zone marginalisée. Il ne faudrait pas, par ailleurs, faire porter au système bancaire la responsabilité de toutes les difficultés que rencontre l’entrepreneur. Il est souvent lui-même en cause, parce qu’il n’a pas les compétences, parce que son projet n’est pas bien pensé. Il faut garder à l’esprit que le taux de chômage très élevé dans le pays a pu encourager de nombreux Tunisiens à se mettre à leur propre compte. Certains sont devenus des entrepreneurs par obligation plus que par conviction. Les entrepreneurs pèchent souvent par la mauvaise qualité de leur dossier de demande de financement qui risquent finalement d’être écartés par les établissements bancaires. Il arrive que l’entrepreneur dépose une demande incomplète. Et s’il veut, au contraire, mettre toutes les chances de son côté, il doit veiller aux aspects techniques : étude de marché, étude financière… Les créateurs d’entreprise doivent aussi avoir en tête la réalité de leurs besoins, car ils se trouvent souvent à demander plus que ce qu’ils doivent ou peuvent obtenir. La bonne volonté, la motivation ne suffisent pas pour faire émerger un bon entrepreneur. Encore faut-il qu’il soit bien formé. Et force est de constater que les multiples programmes mis en place en Tunisie ont un impact limité à l’échelle nationale. Dans la majorité des cas, les savoirs dispensés sont déjà dépassés. Ne répondent pas aux nouveaux besoins des entrepreneurs qui sont souvent mal informés. D’ailleurs, comment pourraient-ils avoir connaissance des secteurs porteurs lorsque les sources, les études manquent cruellement ?
Pourtant, la Tunisie dispose de certains atouts pour l’accompagnement des jeunes entrepreneurs : Un cadre dynamique de valorisation des jeunes promoteurs, avec notamment des infrastructures matérielles et immatérielles bien établies qui permettent de promouvoir, par la communication, la création d’entreprises. Chez de nombreux étudiants, on observe un esprit d’initiative. Le pays offre un terreau favorable à l’investissement qui peut s’appuyer sur des dynamiques organisationnelles et professionnelles, sur une culture du réseautage. Les entrepreneurs peuvent compter également sur un nombre importants d’incubateurs privés et publics. Mais les porteurs de projets peuvent être rapidement découragés : Par la corruption, le manque de formations adaptées, l’existence de services centraux de l’Etat qui rend difficile la coordination lors d’un travail de proximité. Dans les régions marginalisées, le relai de croissance, inférieur au niveau national, peut freiner l’investissement. Dans les zones rurales délaissées s’ajoutent les problèmes d’accès aux services et au transport. Eloignés de Tunis, ces territoires sont à l’écart des programmes d’inclusion et d’appui menés par les organisations internationales. Ce phénomène d’exclusion risque de limiter géographiquement la diffusion de l’esprit entrepreneurial et l’émergence d’une nouvelles générations d’entreprises.
Contexte actuel et histoire récente
Impossible d’envisager la situation des entrepreneurs tunisiens sans parler de la conjoncture économique actuelle. Très défavorable pour les banques, limitant leurs capacités de financement. La Banque Centrale de Tunisie (BCT) a tendance à imposer plus de restrictions dans cette période d’incertitude, à se montrer d’avantage rigide. Les taux d’intérêt fixés par la BCT ne permettent pas de libéraliser les secteurs et de favoriser la compétitivité des banques.
Il y a une décennie, la période post-révolution a marqué le développement de l’écosystème entrepreneurial, qui est devenu en quelques années très riche et diversifié en Tunisie. La création d’entreprises a été largement valorisée après 2011, obligeant les structures à s’adapter aux besoin des promoteurs, à intégrer des services pour répondre à leur demande. La chute de Ben Ali a permis l’émergence d’acteurs incontournables dans le domaine de l’entrepreneuriat, la société civile et le secteur privé, qui profitent du soutien et de l’attention des bailleurs de fonds. Mais les efforts internationaux et locaux, privés ou publics, entrent souvent en concurrence et, pour cette raison, mériteraient d’être mieux coordonnés. Une réflexion commune, le partage d’informations permettraient d’améliorer l’efficacité des programmes d’aide au développement de l’entrepreneuriat, en évitant le chevauchement, en assurant la continuité des actions, une réelle collaboration entre structures publiques et privées qui reste aujourd’hui très timide. L’amélioration des performances de ces structures passera aussi par une publicité accrue de leurs résultats et réalisations.
L’administration publique manque aujourd’hui de moyens pour effectuer le suivi des programmes des ONG et associations qui pullulent. Pourtant, une certaine régulation permettrait d’optimiser les programmes qui sont parfois beaucoup trop nombreux pour une région donnée, dépassant les capacités d’absorption des acteurs locaux. L’absence de traçabilité autorise aujourd’hui de nombreux porteurs de projets à bénéficier de plusieurs programmes plus ou moins identiques. Parfois, le service délivré est lui même défaillant, quand dans certaines structures d’appui publiques, des cadres dispensent des formations à la création d’entreprises, sans avoir les qualifications requises. Le manque de concertation est particulièrement criant au sein des institutions publiques. Chacune communique sur ses propres services qui se ressemblent tous. Le porteur de projet peut se sentir perdu et être tenté de solliciter différentes structures qui sont alors mises en concurrence, quand ces dernières auraient plutôt intérêt à se spécialiser au sein de la chaîne de valeur de la création d’entreprises. Il apparaît donc nécessaire d’avoir aujourd’hui une meilleure visibilité sur les acteurs présents, qu’ils soient publics, privés, internationaux, nationaux ou régionaux. Cela pourrait passer par la mise en place d’un guide au niveau régional, réunissant les principaux intervenants de l’entrepreneuriat et la création d’entreprises. Un organe « fédérateur » pourrait apporter plus de clarté. Il serait chargé de coordonner les actions des différents ministères sur l’entrepreneuriat, en se basant sur une « plateforme nationale » qui réunirait l’ensemble des bénéficiaires. On pourrait alors imaginer la mise en place d’une traçabilité très stricte grâce à l’utilisation d’un identifiant unique comme le numéro CIN (carte d’identité nationale).
Mais ce foisonnement des programmes de soutien dissimule un paradoxe : Les jeunes porteurs de projets issus des régions marginalisées ont du mal à avoir accès au financement. Le concept des « tickets de financement », solution privilégiée par de nombreux bailleurs étrangers, donne seulement des résultats à court terme. Ces programmes sont souvent limités dans le temps et ne donnent pas lieu à un ancrage institutionnel. Malgré la multitude de structures censées appuyer les projets innovants, les mécanismes de financement manquent encore pour transformer un concept en entreprise au stade de la maturité. C’est particulièrement vrai pour les TPE. Les entreprises de l’économie sociale et solidaire se voient fermer les portes des banques.
Améliorer le système
Pour rendre les politiques d’accompagnement plus performantes, il faudra moderniser l’administration publique et notamment alléger les procédures, numériser les services et développer une offre de proximité. La mise en place de technopoles, sectorielles et régionales, pourrait favoriser la circulation des idées et finalement l’émergence de projets à forte valeur ajoutée. La constitution de clusters d’entreprises peut, en outre, constituer pour des secteurs porteurs de croissance une réponse aux défis rencontrés par les sociétés et acteurs concernés par le développement économique local. On pourrait aussi imaginer, pour plus de complémentarité des services d’accompagnement, réunir toutes les structures locales au même endroit. Virtuellement dans un premier temps, comme sur une plateforme en ligne régionale, un portail de partage des informations. Il est absolument nécessaire d’apporter à chaque structure une réponse qui soit spécialisée. TPE, PME et start-up ont des besoins qui diffèrent. D’apporter une réponse ancrée dans un territoire, ce qui suppose une collaboration étroite avec les associations locales et de donner la priorité au développement régional. Dans la même logique de proximité, le financement participatif ou « crowdfunding » offre de nouvelles possibilités, à condition de légaliser les plateformes dédiées à sa pratique. Il faut récompenser les institutions qui financent les TPME, contribuent à l’intégration économique et sociale dans les régions défavorisées, en appliquant des incitations fiscales sur leurs chiffres d’affaires.
Pour assurer l’efficacité des programmes dédiés à l’entrepreneuriat et leur continuité, il faut créer et institutionnaliser un réseau d’intervenants clés comprenant des formateurs, des accompagnateurs, des coaches… Cela passe aussi par la mise en oeuvre d’une base de données régionale et nationale des compétences et ressources liées à l’entrepreneuriat. Il faut aussi préparer l’avenir avec des programmes d’initiation aux principes de l’entrepreneuriat, dès l’école primaire et le cycle secondaire, permettant, par la suite, de les vulgariser via l’enseignement supérieur et la formation professionnelle. La Tunisie est à la croisée des chemins, offrant aujourd’hui un contexte généralement favorable à l’entrepreneuriat, mais sa marge de progression reste importante. Une meilleure organisation du système d’appui, un accès facilité au crédit pour les entrepreneurs pourraient permettre de tirer pleinement profit des ressources captés par le secteur.