Le commoning représente un grand défi pour le capitalisme, car il repose sur une ontologie très différente. Nous sommes nombreux à avoir intériorisé le langage de la séparation et de l’individualisme.
Nous évaluons les objets selon leur valeur marchande, et non sur leurs attributs et sur le contexte local. Le commoning suit une vision différente puisque ses actions et ses valeurs reposent sur une profonde interconnectivité, entre la partie et le tout, le particulier et l’universel.
Le langage n’est pas seulement un puissant outil de communication et de coordination, il détermine également notre perception et notre conscience de nous-mêmes. Puisqu’à travers lui nous créons et exprimons nos idées et nos valeurs, le langage représente la pierre angulaire du processus de création d’une culture.
Pour mieux comprendre l’ontologie des communs et commencer à désapprendre les réflexes engendrés par le capitalisme, nous nous référons au terme « ubuntu » qu’on trouve dans plusieurs langues bantoues à travers l’Afrique du Sud. Même s’il n’existe pas d’équivalent dans les langues occidentales, « ubuntu » peut se traduire à peu près par : « Je suis parce que nous sommes » (le religieux, philosophe et écrivain chrétien John Mbeti). En d’autres termes, le soi n’existe qu’en relation avec les autres, dont il dépend étroitement. Le mot « ubuntu » reconnaît aussi les tensions entre l’individu et le collectif ainsi que le processus de résolution des conflits.
Inventing a new language for a commons society : Silke Helfrich & David Bollier at work (Inventer un nouveau langage pour une société des communs : Silke Helfrich & David Bollier à l’œuvre) (version française à paraître bientôt)
Inventing a new language for a commons society | Silke Helfrich & David Bollier at work - MilpaFilms
Watch on YouTubeLes leurres de la pensée binaire dans notre langage quotidien :
Dans Le pouvoir subversif des communs, Silke Helfrich et David Bollier présentent une liste de « mots-clés d’une époque en voie de disparition », qui illustre la difficulté de rendre compte des subtilités des communs dans un langage façonné par le marché.
Nous avons choisi quelques-uns de ces termes qui sont souvent perçus comme contradictoires dans notre langage habituel. Dans l’ontologie des communs, ces mots ne s’opposent pas mais forment plutôt les deux faces d’une même pièce, l’un ne pouvant faire sens sans l’autre.
Collectif/Individuel: Cette opposition sert souvent à suggérer que les intérêts de l’individu sont confrontés à ceux du collectif. C’est le sens que véhicule le terme « self-made-man », un concept purement illusoire étant donné que l’individu ne peut développer son identité et ses aptitudes qu’à travers sa participation au collectif. Réciproquement, un collectif ne peut prendre forme qu’à travers les individus qui le composent. En d’autres termes, les deux entités dépendent l’une de l’autre, sans qu’il y ait contradiction.
Consommateur/Producteur: Selon les théories économiques classiques, les consommateurs et les producteurs forment un couple où l’entreprise produit et l’individu consomme. Néanmoins, à mesure que les communs et les réseaux ouverts encouragent les gens à s’auto-approvisionner (individuellement et collectivement), les statuts de producteur et de consommateur tendent à se confondre.
Marché/État: Bien que les marchés et les États soient souvent représentés comme deux entités séparées et opposées – le secteur public versus le secteur privé –, ils sont en réalité extrêmement dépendants l’un de l’autre. Les secteurs du public et du privé sont tous deux déterminés par une vision du monde basée sur le capitalisme marchand, puisque la structure même de l’économie de marché repose sur le financement public et l’infrastructure civile. De leur côté, les États considèrent les marchés comme une source de revenus fiscaux, d’emploi et d’influence géopolitique.
Glossaire des communs:
Pour compléter notre étude de l’ontologie des communs, nous avons commencé à collecter des mots et des expressions relatifs à ce champ pour les traduire en arabe tunisien. Le Glossaire que nous avons créé à cet effet comprendra également les suggestions de nos lecteurs, dans l’espoir d’élaborer un vocabulaire adéquat et ancré dans le contexte local
Les termes suivants sont présentés dans le livre Le pouvoir subversif des communs et mis en évidence par les auteurs dans le but de nous aider à mieux décrire et mieux comprendre le commoning.
Soin: Le soin est une disposition et un engagement empathique qui se manifestent chez une personne dans sa manière d’entreprendre une activité, y compris sur le plan économique. Le terme « soin » décrit également les activités humaines élémentaires basées sur une conscience de l’interdépendance, de la nécessité et de l’interconnectivité. Il peut se manifester dans l’éducation des enfants, les soins prodigués aux proches et aux amis, de même que dans la gouvernance par les pairs, l’approvisionnement et la protection de la nature. Ce terme, employé depuis longtemps dans les études féministes, rend compte de l’importance du travail décommodifié et de la valeur intrinsèque, lesquels sont généralement ignorés ou dévalués par la culture de marché. Pour mieux comprendre l’exploitation du travail non rémunéré par le capitalisme et le patriarcat, nous renvoyons aux ouvrages et aux conférences de Silvia Federici[1], qui, depuis cinq décennies, s’interroge sur ce lien de dépendance. Ce type de travail inclut évidemment la grossesse et l’éducation des enfants, mais également les nombreuses tâches nécessaires à l’entretien des ménages comme la préparation des repas, le nettoyage, les courses et les soins prodigués aux personnes âgées.
Richesse-soin: Lorsque les gens prennent soin des forêts, des terres agricoles, de l’eau ou des espaces urbains, ces soins deviennent une partie intégrante de leur mémoire collective, leur culture et leur identité. Ainsi, quand les commoners subviennent eux-mêmes à leurs propres besoins, ils deviennent les gardiens de la richesse-soin – c’est-à-dire les objets, les organismes vivants et les relations qui reçoivent cette attention et qui sont la base de leur subsistance. En revanche, l’emploi du terme « ressource » consolide la vision selon laquelle la richesse partagée est là pour être exploitée, extraite et intégrée dans des calculs économiques.
Moi-imbriqué:Illustration du concept du Moi-imbriqué par Mercè Moreno dans Le pouvoir subversif des communs.
Dans le système capitaliste libéral, les gens ont tendance à considérer l’individu comme un être isolé, indépendant des grands systèmes de la communauté, la nature et la politique. Cela se reflète dans les représentations binaires courantes qui opposent l’individuel au collectif, le public au privé et l’objectif au subjectif. En remplaçant le terme « individuel » par « Moi-imbriqué », on reconnaît que les compétences, les aptitudes et l’identité d’une personne se basent fondamentalement sur les rapports humains et non humains. En ayant cette conscience de soi, l’individu qui se considère comme un Moi-imbriqué réalise que les intérêts personnels et collectifs ne sont pas en opposition mais peuvent très bien s’aligner. À l’inverse du Moi-imbriqué, le Moi-isolé est tel que le décrit le modèle des économistes, l’homo economicus : un individu intéressé, rationnel, absolument autonome, qui maximise l’utilité – le fameux « self-made-man ».
Hétérarchie: issu du grec ancien ετεραρχία, formé à partir du mot « heteros» (« autre, différent ») et « arkhia » (« pouvoir, commandement »). Dans une hétérarchie, différents types de lois et de structures organisationnelles sont combinées, pouvant inclure, par exemple, les hiérarchies descendantes et la participation ascendante (approche verticale) ou la dynamique du pair-à-pair (approche horizontale). Dans une hétérarchie, les individus peuvent atteindre une autonomie alignée sur leur conscience sociale en combinant plusieurs types de gouvernance dans un même système. Par exemple, une forme de hiérarchie peut exister au sein d’une hétérarchie s’il y a un accord commun. La hétérarchie est une forme de pouvoir hybride qui permet une grande ouverture, offre de la flexibilité et favorise la participation démocratique.
Le pouvoir subversif des communs / Silke Helfrich & David Bollier, page 153
Pairs : Les pairs sont les individus qui disposent d’un pouvoir politique et social au sein d’un groupe ou d’un réseau. Ils ont des compétences et des personnalités différentes, mais ils considèrent qu’ils ont les mêmes droits et la même capacité de contribuer à un projet collaboratif et de décider de son mode de déroulement.
Approvisionnement : On parle d’approvisionnement lorsqu’on subvient aux besoins des individus au sein d’un commun. Il remplace le mot « production », qui est inextricablement associé à la négligence des sphères extérieures au marché comme la famille, la communité et le soin. Ce terme renvoie également à la focalisation sur les coûts. Alors que la production profite à ceux qui produisent des biens et des services, l’approvisionnement, lui, vise à répondre aux besoins des gens, en réintégrant les comportements économiques dans la vie de chacun, y compris le bien-être social, les relations écologiques et les préoccupations éthiques.
DIT ou « Do-it-together » ( en français « faites-le ensemble ») est une forme du DIY ou « do-it-yourself » (« fais-le toi-même ») basée sur le commun. Ces pratiques ont une même visée : se libérer de la dépendance à l’argent et au marché.
[1] Nous recommandons le livre Re-enchanting the World: Feminism and the Politics of the Commons (Réenchanter le monde: féminisme et politique des communs)