Les limites du système économique tunisien actuel (deuxième article), conjuguées avec l’ampleur du choc provoqué par la pandémie (premier article), nous poussent à nous interroger sur certains acquis et sur le rôle que devrait jouer l’Etat dans sa lutte contre le virus et ses dégâts sur tous les plans, notamment l’environnement dans son sens très large. Nous expliquerons dans ce troisième article comment il serait possible d’exploiter les opportunités que nous offrent la pandémie pour bâtir sur l’existant et oser changer de cap vers la durabilité et de traiter dans la dernière partie l’externalisation des coûts environnementaux.
Parler d’environnement en Tunisie, implique de revenir sur le rendement des multiples agences environnementales tutelles du ministère de l’environnement qui ont pour mandat restrictif, la veille sur la protection de l’environnement, la santé des citoyens ainsi que la conservation du capital naturel garantissant une qualité de vie saine, digne et respectable pour les citoyens. De l’ANPE au CITET, en passant par l’ANGeD et l’APAL, ces institutions publiques faisaient autrefois la fierté de la Tunisie au début des années 90 avec des réflexions innovantes et prémonitoires à cette époque-là. Aujourd’hui nous avons des pseudo-agences environnementales dévorées par la bureaucratie, dépassées par le temps avec leur politique attentiste, surpassées par la modernité et l’innovation technologique, par la réalité et obnubilées par leur propre mandat. Aucune de ces agences n’a en fait réagi sur leur site internet par rapport à la propagation de la pandémie en lien avec leur rôle, alors qu’elles détiennent les outils de l’expertise et les ressources humaines nécessaires. Sur leurs pages Facebook, nous avons aperçu une couverture régulière des campagnes de désinfection sans qu’il ait des analyses sur l’impact de la pandémie sur les secteurs concernés. Des informations auraient pu être utiles au grand public comme par exemple le changement au niveau de la qualité de l’air et de l’environnement en général, la politique d’achat, la gestion des déchets issus des personnes testées positives potentiellement dangereux, ainsi que la collecte et l’élimination des millions de masques de protection qui sont en train d’engendrer une pollution inouïe.
Cet immobilisme est incompréhensible et doit changer ! L’inaction est sans surprise, quand on se rappelle qu’il n’y a pas eu de réaction face à l’empoisonnement de nos écosystèmes par du plastique et des pesticides, les rejets des eaux polluées et toxiques directement dans la mer, la pollution atmosphérique et des tas d’autres problèmes vécus au quotidien. Ce laxisme connu pour le grand public nous pousse à dire que la gouvernance des institutions environnementales et leur optimisation s’imposent en urgence.
Heureusement pour la Tunisie, la société civile a pris les choses en main depuis 2011, avec des centaines d’associations créées pour l’unique but de s’opposer aux infractions et aux atteintes à l’environnement. Sans ces dernières et le rôle capital joué par les académiciens et les activistes, on serait dans une situation plus grave et plus invivable. N’empêche, il faudrait que notre ministère et ses agences tutelles se rejoignent au débat, qu’ils appellent à la transition écologique et au développement durable pour renouveler notre modèle économique et social. Il est important de répondre à l’urgence avec toutes ces questions qui fusent, tout en préparant l’après pandémie. N’oublions pas que la société civile ne peut pas se substituer au rôle de l’Etat et de l’administration.
Changement de cap…vers le développement durable
Dans un rapport du ministère de l’Environnement et du Développement Durable réalisé en 2009, nous trouvant déjà des références à l’incompatibilité entre le mode de développement et l’environnement :
‘’Tout investissement surtout dans les secteurs productifs de l’économie tels que l’agriculture, l’industrie, le transport et le tourisme génère un accroissement de la production de biens et de services porteurs de développement économique et sociale. Cependant, ces investissements induisent inéluctablement l’utilisation des ressources naturelles et environnementales qui conduit le plus souvent à leurs dégradations aussi bien en termes quantitatifs que qualitatifs. Un développement durable requiert l’évaluation de ces dégradations afin d’imager les moyens les plus appropriés pour réduire leurs impacts négatifs sur les générations futures.’’
En termes d’investissement, plus de 75% des projets annoncés par l’ancien Chef du Gouvernement Youssef Chahed à la suite du Forum de l’Investissement de 2019 sont supposés être implémentés sur la bande Est du littoral tunisien (Legal Agenda, février 2020). De même, les investissements dans un secteur fondamental comme l’agriculture sont passés de 24,6% en 1968 à 8,8% en 2018 (Legal Agenda, février 2020). Par analogie, les investissements dans le tourisme font le double de ceux dans l’agriculture alors que ce dernier crée deux plus de richesse au pays que le tourisme.
Il faut admettre que les multiples avantages et instruments d’incitation aux investisseurs appuyés par une législation favorisant l’investissement se font aux dépends d’un grand risque environnemental, voire un désastre et un crime environnemental comme c’est le cas à Gabés. Cette approche, nous rappelle les critiques virulentes des économistes comme le Prix Nobel Wassiley Leontief dans les années 1970 à la parution du fameux rapport de Meadows intitulé ‘’Halte à la croissance’’, une traduction du titre original ‘’The limits to growth’’ (1972) dans lequel le Club de Rome avait expliqué que la croissance économique et démographique pourrait causer des problèmes écologiques graves et insurmontables et que des mesures radicales étaient nécessaires.est limitée par les ressources naturelles finies. Les courbes de Meadows de forme parabolique attestaient que malgré tous les scénarios testés avec les modèles de cette époque, les résultats restaient invariables…un effondrement de notre société vers 2030. Près de 50 ans après, la courbe des données réelles (ligne continue) est presque conforme à celle développée dans le rapport Meadows en 1972 (en pointillé). Près de 50 ans après nous sommes toujours déboussolés alors que nous disposons de suffisamment d’arguments et que l’humanité n’a jamais connu autant de progrès technologiques et scientifiques.
La solution que nous préconisant pour l’après covid-19 est de se tourner vers le développement durable. Un mode de développement dont les piliers sont la croissance économique sobre et respectueuse de l’environnement, la répartition adéquate des richesses, la préservation des équilibres sociaux, la justice intra-générationnelle et la juxtaposition des aspects économiques, sociaux et environnementaux. En effet, la pandémie nous contraint à ralentir et nous appelle à revoir nos fondements et les bases de notre modèle socioéconomique, elle nous ouvre le chemin vers un développement durable. Pour saisir cette opportunité, il faut que les changements soient à la fois profonds, durables et justes envers les citoyens et l’environnement. Cela nous obligera à prendre des mesures pérennes et à opérer des ruptures définitives avec certaines de nos pratiques éphémères. Nous n’avons pas besoin de mesures exceptionnelles teintes en vert, l’enjeu est plus vaste, il nous faut une reconversion économique verte et une transition écologique! Ne serait-il pas plus logique et opportun de se tourner vers l’économie verte pour découpler les coûts environnementaux de la croissance et pour donner du répit à l’environnement et pour créer des emplois verts.