La Tunisie comme laboratoire du changement de prisme sur les migrations

Les images tragiques de migrant·e·s diffusées auprès du grand public occidental façonnent la perception générale de la migration africaine. Cette perception est souvent biaisée et nourrie par des discours peu objectifs. Plus que jamais, il est nécessaire de repenser les narratifs et de confronter cette conception dominante de la migration. En se focalisant sur le cas de la Tunisie, ce dossier vise à démontrer la diversité des situations migratoires sur le continent africain.

Un changement du narratif de la migration
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La mobilité crée des nouveaux liens et des connections. Elle enracine les personnes dans de nouvelles terres. Dans ce sens la Tunisie représente un espace d’étude heuristique pour étoffer des connaissances sur le tournant mobilitaire ; pour examiner l’hétérogénéité des profils des populations mobiles.

La majorité des migrant·e·s dans le monde ne sont pas Africain·ne·s. L’Afrique représente moins de 15% de la population migrante au niveau mondial. Aussi, contrairement aux idées reçues, la plupart des migrant·e·s africain·e·s ne traversent pas les océans, mais les frontières terrestres au sein du continent. 94% des migrations par voie maritime sont de nature régulière.[1]

Ces données s’opposent à des préjugés autour de la perception des migrations : lorsque l’on évoque le sujet de la migration en Afrique, une image mentale de migrant·e·s cherchant à traverser la mer dans des conditions déplorables et dangereuses prend forme, au point que l’Afrique semble indissociablement liée au terme d’«exode ».

Ces dernières années, notamment depuis les crises libyenne et syrienne, l’image de « vague migratoire » est fréquemment employée pour décrire les flux de population vers l’Europe. L’Afrique est souvent décrite comme un continent « en mouvement » ou une terre de départs massifs. Ce récit est renforcé également par le travail d’institutions internationales financées par de grands bailleurs de fonds européens. L’aide au développement à destination de pays africains est de plus en plus destinée à la mise en œuvre de politiques migratoires. Des projets de « gestion des frontières », des initiatives « contre des causes migratoires » ou des « aides au retour » sont devenus des éléments essentiels de la coopération avec le continent africain. Trop simplifiés et souvent eurocentrés, omettant d’évoquer les motivations et les nombreuses histoires personnelles, ces termes ancrent de fausses idées et des stéréotypes sur la migration africaine.

Deux conceptions diamétralement opposées

Comme souvent, la réalité des migrations africaines est plus complexe qu’elle ne paraît. Du point de vue d’une majorité d’Etats européens, la migration devrait être contrôlée et, si nécessaire, limitée, au travers d’une politique frontalière rigide et externalisée, qui favorise des solutions préconçues et ne s’attaquant pas aux origines du phénomène. Ces solutions dictant des politiques européennes cyniques ont une influence grandissante sur la façon dont les aides au développement sont utilisée.

Sur l’autre rive de la Méditerranée, la perspective de migrer est considérée comme la promesse d’une vie meilleure, et elle prédomine sur les inconvenances du trajet. Connaissant les risques majeurs et les déceptions qui les attendent, les migrant·e·s qui s’engagent dans le périple sont prêt·e·s à mettre leur vie en danger, souvent à cause du manque d’alternatives encourageantes. En outre, les instabilités régionales telles que les guerres et conflits et les catastrophes environnementales contribuent à une migration forcée, et les personnes affectées n’ont pas d’autre choix que de partir. A titre d’exemple, les chiffres élevés de la migration en Libye sont principalement la conséquence de la guerre civile où les individus à fuir la torture et la maltraitance. Sans une paix durable et des conditions de vie favorables, les personnes vont continuer à se déplacer en quête d’opportunités ou de protection contre la persécution et l’exploitation.

Une autre vision pour mieux comprendre la migration   

L’affrontement de ces deux conceptions de la migration, diamétralement opposées, a des conséquences graves comme en témoignent les naufrages et les noyades. Faute de moyens techniques et logistiques et de la tendance à incriminer l’assistance des rescapés en mer, la Méditerranée est devenue un cimetière à ciel ouvert. Ces événements dramatiques renforcent l’image d’une migration irrégulière, unidirectionnelle selon un flux Sud-Nord, et d’un terrain florissant pour la traite et le trafic humain qui profitent à des réseaux criminels transfrontaliers.

Ce dossier thématique, réalisé en étroite collaboration avec l’Institut de recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC) et l’Institut de recherche pour le développement (IRD), s’attaque à cette perception contemporaine dominante. A travers des contributions multidisciplinaires, nous voudrions montrer que l’une des caractéristiques de la migration vers et depuis l’Afrique, avec ses nombreuses régions d’origine, de destination et de transit, est précisément sa grande hétérogénéité et sa diversité. Un changement de prismes et de vocabulaire s’impose, afin d’appréhender la pluralité des migrations africaines. Pour ce faire, ce dossier adopte une vision migratoire mettant l’accent sur les mobilités africaines. Le concept de mobilité sert à décrire plus objectivement de nouvelles modalités de mouvement des migrant·e·s, leurs motivations et leurs expériences.

En ce sens, la Tunisie apparaît ainsi comme un terrain d’étude clé pour appréhender les changements de prismes autour des questions migratoires. Située entre l’Europe et l’Afrique, elle représente un carrefour de civilisations, où différentes influences économiques et culturelles se croisent et créent des transformations sociales. La Tunisie est donc au cœur de la complexité de la migration. Au fil de son histoire, elle a été un objet de conquêtes de pouvoirs étrangers, elle a connu de grandes vagues de peuplement, suivies d’expatriation de certaines populations après l’indépendance, et elle hébergea également de nombreuses communautés de migrant·e·s et de réfugié·e·s·. Ainsi, depuis toujours, le territoire tunisien est un lieu d’échanges et de passage. Aujourd’hui, plus de 10% des Tunisien·ne·s vivent à l’étranger.[2]

Dans un même temps, le pays est devenu pour nombre de ressortissant·e·s africain·e·s une terre d’accueil. Ainsi, des milliers d’étudiant·e·s d’Afrique de l’Ouest, une patientèle provenant de pays arabes et francophones, ou encore des réfugié·e·s fuyant la situation instable de leur pays d’origine ont pu y transiter, s’y installer, et parfois aller jusqu’à la considérer comme une seconde patrie. Aussi, la Tunisie a accueilli et aidé plus d’un million de Libyen·ne·s fuyant la guerre civile entre 2011 et 2012.[3]

Une terre d’accueil, de départ et de transit avec des grands défis

Néanmoins, de grands défis concernant la situation des migrant·e·s en Tunisie demeurent. L’expérience du racisme peut empêcher les migrant·e·s sub-saharien·ne·s de se sentir pleinement intégrés à la société tunisienne. Très fréquemment, les migrant·e·s subissent des discriminations, des harcèlements et des abus et ne peuvent, que sporadiquement, compter sur un appui des structures publiques. Des initiatives légales comme la loi d’asile et la stratégie nationale migratoire restent en suspens. Même si les migrant·e·s constituent une main d’œuvre importante pour la Tunisie, surtout dans le secteur de la construction ou du travail domestique, leurs contributions ne sont pas reconnues et elles/ils ne disposent que de peu de droits socio-économiques. Souvent privés de titre de séjour, elles/ils craignent des sanctions financières, voire même la détention. Venu.e.s avec de grandes aspirations, nombre d’entre eux/elles partent déçu.e.s et tentent leur chance ailleurs. 

Ainsi, d’une certaine façon, la Tunisie semble être un espace de prédilection pour défier les préjugés courants sur la migration, en combinant à la fois, une hétérogénéité de profils des populations mobiles, des contextes et défis qui les façonnent et des échelles dans lesquelles les migrant·e·s s’articulent. En se focalisant principalement sur la Tunisie, les contributrices et contributeurs de ce dossier fournissent des pistes d’échange et d’analyse à partir de cas d’étude, d’éléments de terrain et de réflexions au long cours pour un changement de regard sur la migration en Tunisie et plus largement en Afrique.

 

[1] Achieng Maureen, El Fadil Amira, 2020 “African Migration Report, Challenging the narratives”, Chapter 1, p. 2 au.int, 25 Juin, [En ligne: https://au.int/sites/default/files/documents/39408-doc-africa-migration-report.pdf]

[2] Naceur Sofian Philip, 2020, « Tunisia », migration-control.info, 25 Juin, [En ligne: https://migration-control.info/en/wiki/tunisia/#_ftn7]

[3] Naceur Sofian Philip, 2020, « Tunisia », migration-control.info, 25 Juin, [En ligne: https://migration-control.info/en/wiki/tunisia/#_ftn7]