La Tunisie post-révolutionnaire est synonyme de liberté d’expression mais aussi d’immobilisme social aux yeux de ses jeunes. Pour pallier à cette injustice, ces « exclus au cœur des cités » usent de stratégies faites de mobilités, d’ouvertures culturelles, de projets d’entrepreneuriat et migratoires pour acquérir une raison d’être et d’agir.
Des dernières années de la dictature de Ben Ali aux premiers temps qui ont suivi la chute de son régime en janvier 2011, les diplômés-chômeurs ont joué un rôle clé dans la succession de ces événements. La transition politique, autant que sociale qui s'enclenche après le « moment révolutionnaire » installe dans la durée la revendication des jeunes à leur droit à la « dignité ». Quatre ans après l’avènement de la démocratie, en 2015, le taux de chômage atteint en effet 27,4% chez les 15-29 ans (en % de la population active) pour grimper à 32,6% chez les 20-29 ans, davantage dans les régions de l’intérieur que dans les régions côtières. Ils dénoncent désormais le modèle d’intervention de l’État à leur égard ; ce que des chercheurs en sciences sociales, notamment Imed Melliti, identifient comme un retour à la question sociale.[1]
Les jeunes vivent désormais cette situation comme une « injustice » indigne, et à bien des égards, insurmontable pour certains. Bien que ces inégalités concernent l’ensemble des Tunisiens, elles accentuent d’autant plus le clivage entre les classes sociales, touchent d’avantage les femmes que les hommes, et l’intérieur du pays plus que son littoral urbanisé, révélant des disparités régionales structurelles. Elles nourrissent un vivier de jeunes qui aspirent à l’émigration comme solution à la marginalisation et à l’exclusion sociale dont ils font l’objet, mais aussi à cause d’un manque d’épanouissement.
Loin de se résigner, nombre de jeunes témoignent pourtant d’une forte détermination à combattre l’immobilisme social dont ils se considèrent être des victimes. Pour ce faire, ils tentent de franchir des frontières multiples qui sont à la fois des frontières sociales et des frontières géographiques. Ils font preuve d’initiatives – parfois peu visibles de leur entourage –- en développant des compétences relationnelles, combinées à différentes formes de mobilités pour construire leur propre trajectoire, découvrir d’autres univers sociaux et territoriaux et ainsi, échapper à l’assignation identitaire de citoyens en marge de la société qui leur est si durablement accolée.
Sentiment d’injustice et souffrances masquées
L’expression du sentiment de « souffrance » des jeunes de milieux populaires est omniprésente dans la Tunisie post-révolutionnaire, qu’il s’agisse des désillusions politiques, du fait de se sentir « floué »[2], de subir les inégalités sociales et territoriales, d’être confronté à un État absent et immuable, ne proposant aucun des changements tant attendus et qui entrave une ascension sociale tant désirée…
Ces souffrances se retrouvent dans toutes les sphères de la vie quotidienne : l’insuffisance de travail même en étant très diplômé est induit par une grande précarité ; les souffrances liées à l’absence de reconnaissance politique portent sur l’omniprésence du « piston », avant comme après ; les souffrances liées au manque de liberté de circulation ; les projets professionnels nombreux et hétéroclites sont souvent en stagnation par défaut de moyens financiers et de réseaux d’appui ; les souffrances liées à la difficile mise en place de relations amoureuses.
Sortir d’un état de jeunesse injustement long
Cette période de « jeunesse » peut, par conséquent, durer longtemps puisque, tant que l’on n’a ni travail ni suffisamment d’argent pour construire sa propre famille et intégrer dans sa vie les codes de l’aisance (maison, voiture, objets domestiques du dernier cri…), on reste jeune. Les conséquences de cet état de fait procèdent d’une construction identitaire de la jeunesse sous tension par l’absence de reconnaissance[3], l’invisibilité des efforts fournis et la culpabilité de n’être pas encore « adulte ».
Les jeunes reprochent aux adultes de leur faire injustement porter la responsabilité de tous les torts, de toutes les fautes, notamment celles, si souvent entendues, d’être « des fainéants qui, surtout depuis la révolution, veulent tout, tout de suite et ne rêvent que de migration comme si ailleurs, c’était mieux ». Ils deviennent les boucs-émissaires des adultes qui cherchent un coupable à accabler de tous les maux qu’ils subissent, quitte à occulter l’âpreté de leur quotidien. La transmission n’est parfois plus possible, elle est inversée ou tout simplement rompue par manque de communication avec les parents et tout autre adulte qu’ils peuvent croiser sur leur chemin vers l’âge adulte : professeurs, proviseurs, voisins, membres de la famille élargie, responsables des dispositifs, adultes qui ont réussi…
S’ensuivent alors, souvent, des projets de migration qui parfois semblent être la conséquence logique d’une grande « frustration sociale ».
Il n’y a pas une mais diverses formes de mobilité pour projet
La « fabrique » des diplômés-chômeurs semble désormais liée à une opportunité de circonstance, celle de la possibilité, médiatisée, risquée, parfois mortelle, de traverser la Méditerranée par le biais de filières clandestines.
Jusqu’à la fin des années 1990, l’émigration depuis la Tunisie s’effectuait en direction de l’Europe (principalement la France et l’Italie) et des États riches en hydrocarbures (Libye et Golfe arabo-persique). C’est dans ce cadre créé par des décennies de circulations migratoires que l’on entendait pouvoir mesurer le lien abouti entre mobilité et entrepreneuriat. Il pouvait, en effet, s’appuyer sur des compétences construites ici et ailleurs et des capitaux constitués de gains personnels ou familiaux dans l’émigration. Les familles transnationales jouent un rôle clé dans l’entraide aux jeunes qui souhaitent partir pour trouver un travail ou un meilleur ailleurs.[4]
Cependant, depuis les années 2000, ce modèle migratoire devient moins opératoire. La Tunisie, ancien pays d’émigration, devient aussi une destination d’immigration et de transit depuis l’Afrique subsaharienne ainsi qu’une destination d’accueil des réfugiés liés au conflit libyen.[5] De plus, les jeunes Tunisiens sont très mobiles dans le cadre de mobilités internes mais aussi de « circulations horizontales intra-maghrébines »[6] plus banales, longtemps peu visibles mais pourtant essentielles à la réalisation de leurs projets.
Il peut donc s’agir d’immigration mais pas seulement ; il peut aussi s’agir d’un projet bref, voire d’un projet qui ne se réalise pas mais qui n’en demeure pas moins structurant dans la trajectoire de jeunes attachés à rester en Tunisie. Ils ont conscience que réaliser leur projet requerra du temps, celle de la durée particulièrement élastique de leur jeunesse.
Les individus sont, par conséquent, sans cesse en mouvement, envisagé ou réalisé, et en volonté de franchir des frontières sociales. La mobilité fait en effet partie intégrante des initiatives, qu’il s’agisse de mobilités transfrontalières pour des visites, des rencontres, d’ouvertures culturelles afin de s’enrichir… Elle est pensée comme un élément nécessaire à la réussite.
Des initiatives subies mais aussi voulues
Les jeunes Tunisiens rencontrés se perçoivent parfois comme des étrangers de « l’intérieur » parce qu’ils sont mis à distance et toujours considérés comme « autres ». Ils sont citoyens sur leurs papiers mais toujours « mis à l’écart » des richesses dont seuls certains ont le privilège de bénéficier ; ils sont, en somme, des « exclus au cœur de la cité »[7]. Cependant, même s’ils considèrent que leur appartenance citoyenne n’est pas pleinement reconnue malgré leurs efforts, ils font preuve d’une profonde volonté d’agir pour ne pas seulement « subir » ces contraintes sociales et économiques.
De ce fait, certains peuvent être porteurs d’initiatives. Pour cela, ils agissent, transgressent les codes formels des dépendances générées par la pauvreté. Ces stratégies de contournement sont faites de mobilités spatiales, d’ouvertures culturelles, de projets entrepreneuriaux et de projets migratoires qui, souvent, n’aboutissent pas, mais qui leur donnent une raison d’être et d’agir.
Certains jeunes, malgré la précarité de leur situation, tentent ainsi de créer des associations d’entraide et participent parfois à plusieurs projets associatifs en tant que bénévoles. Les projets de création d’entreprises sont un moyen de sortir de la précarité du salariat, mais peuvent aussi déboucher sur d’autres formes de précarité. Les pauvres sont bien souvent des micro-entrepreneurs par défaut, pour qui le « niveau élevé d’initiatives est plus souvent subi que voulu » et « lorsque l’on compare la vie des plus pauvres… à celle des classes moyennes des pays pauvres…, il apparaît que la différence qui les sépare provient du fait que ces dernières ont un emploi stable… ».[8] Les projets migratoires peuvent alors les remplacer et passer d’un projet parmi d’autres au projet principal même lorsque celui-ci n’est que « fantasmé ». Pour cela, il leur faut construire un capital relationnel à même de les aider dans la réalisation de leurs projets.
Tisser des relations pour se construire
Les jeunes rencontrés se saisissent de toutes les opportunités pour construire leur identité en tant que citoyens tunisiens. Pour cela, ils mettent en place de réelles stratégies. Ils identifient d’abord ce contact qui leur manque et leur permettra d’en établir d’autres afin d’attester de leur entrée dans le monde social auquel ils aspirent.
Les liens sont majoritairement familiaux ou de « circonstance », situant les relations selon un prisme allant du plus proche (relation amicale ou familiale forte, souvent teintée du devoir envers les siens) au plus lointain (relation de circonstance et/ou éphémère). Il en ressort bien souvent que la difficile ascension sociale verticale se traduit par la multiplication des relations horizontales, avec ceux qui leur ressemblent.
Lorsqu’ils en prennent conscience, les jeunes estiment alors nécessaire de chercher à nouer des contacts au-delà de leur cercle social initial. La dispersion géographique de leurs contacts devient une ressource à la fois spatiale (entre plusieurs territoires) et sociale (entre plusieurs mondes sociaux et culturels).
Ainsi, si les trajectoires personnelles des enquêtés font état d’un immobilisme certain, on y repère aussi l’établissement de liens multiples qui attestent d’éléments dynamiques. Tous font preuve d’une indéniable propension à franchir de multiples frontières sociales entre tradition et modernité, jeunes et vieux, filles et garçons, périodes d’activité ou d’inactivité.
[1] Melliti Imed, Moussa Hayet (dir.), 2018, Quand les jeunes parlent d’injustice. Expériences, registres et mots en Tunisie, , Paris, L’Harmattan,. « Socio-anthropologie des mondes méditerranéens et africains ».
[2] Melliti Imed, Moussa Hayet (dir.), 2018, Quand les jeunes parlent d’injustice. Expériences, registres et mots en Tunisie, , Paris, L’Harmattan,. « Socio-anthropologie des mondes méditerranéens et africains ».
[3] Honneth Axel, 2000, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éditions du Cerf, traduit de l’allemand par Pierre Rusch (Passages).
[4] Boubakri Hassan, Mazzella Sylvie, 2011, « L’horizon transnational d’une famille tunisienne élargie », Autrepart, n° 57-58, « La famille transnationale dans tous ses états », IRD Éditions - Les Presses de Sciences Po, 111-126.
[5] Cassarini Camille, 2020, « L’immigration subsaharienne en Tunisie : de la reconnaissance d’un fait social à la création d’un enjeu gestionnaire », Migrations Société, vol. 179, n° 1, 43-57, [En ligne : doi:10.3917/migra.179.0043].
[6] Zeghbib Hocine, 2020, « À l’ombre des circulations verticales subsahariennes, des circulations horizontales intra-maghrébines ? », Migrations Société, n° 179, 131-148, [En ligne : DOI : 10.3917/migra.179.0131].
[7] Ben Amor Ridha, 2015, « Le rapport au quartier entre attachement et ouverture sur l’espace urbain », in O. Lamloum, M.A. Ben Zina (dir.), Les jeunes de douar hicher et d’ettadhamen : une enquête sociologique, Édition Arabesque, 21-43.
[8] Duflo Esther, 2015, La Politique de l’autonomie. Lutter contre la pauvreté, t. II, Paris, Le Seuil.