Parler des migrations : Quelques mots sur la zone grise

Ce n’est qu’en reconnaissant les multiples enjeux qui se profilent derrière l’apparente « lutte contre les migrations irrégulières » que l’on réalise l’ampleur du système de la zone grise. Comprendre et reconnaître les véritables enjeux stratégiques, politiques, économiques, diplomatiques et militaires qui se manifestent dans les coulisses de la « lutte contre les migrations irrégulières » n’aura jamais été aussi nécessaire.

Qui contrôle le discours migratoire?

Il y a près d’un siècle, dans son ouvrage intitulé Crystallizing Public Opinion, Edward Bernays introduisait pour la première fois la figure du conseiller en relations publiques, capable de propager des idées et des stéréotypes à même d’influencer l’opinion publique et de façonner les perceptions des « masses » et leurs subjectivités. Un passage important souligne que l’emploi de stéréotypes et euphémismes peut être dangereux car « les démagogues dans tous les domaines des relations sociales peuvent profiter du public » [1]. Quelques années plus tard, face à la montée des nationalismes et de l’antisémitisme en Occident, Bernays publiait un deuxième ouvrage dévoilant les méthodes et techniques qu’il avait lui-même conçues et appliquées lorsqu’il prêtait ses services à Washington. Si Propaganda [2] se présente, au premier abord, comme un bref manuel sur la manipulation de l’opinion publique, librement inspiré des nombreux écrits de Gustave Le Bon, Walter Lippmann et Sigmund Freud, sa lecture attentive révèle également le zèle troublant d’un auteur désireux de justifier un état de fait : dans une démocratie où la société de consommation demeure inévitablement en proie aux émotions, une élite « éclairée » est nécessaire afin de « régimenter » les passions politiques sans pour autant les brimer. La propagande constitue un outil dont un « gouvernement invisible » fait usage afin de « guider les masses » et « éviter le chaos ». Bernays reconnaît, cependant, que les outils de propagande peuvent tomber entre les mains de gouvernants capables d’abuser de l’opinion publique, au moyen de techniques sophistiquées pour, enfin, la mener au pire. L’histoire confirmera tragiquement sa crainte.

Production et reproduction

La référence aux écrits de Bernays est importante car ce dernier identifie un ensemble de techniques et pratiques récurrentes utiles à la compréhension des raisons pour lesquelles certaines idées, dans le cadre des pourparlers en matière migratoire, se diffusent mieux que d’autres. Il ne s’agit pas de rappeler ici les dangers liés aux usages de la propagande et des techniques de manipulation. En revanche, il est nécessaire de mettre en évidence l’existence d’un espace de diffusion, établi de longue date, où circulent des idées reçues, des formes euphémiques et des constructions politiques inventées de toute pièce. L’enjeu ne réside pas tant dans leur production, foisonnante depuis une vingtaine d’années, mais bien dans leur reproduction et répétition par ceux qui précisément devraient avoir les moyens de s’en émanciper. Aujourd’hui, il n’est plus rare d’assister à des rencontres académiques sur les questions migratoires et l’asile se nourrissant du répertoire produit par des agences intergouvernementales, aidées par leurs experts internationaux, non pas pour le déconstruire ou le remettre en question, mais bien pour s’en inspirer, comme si cela allait de soi. Production et reproduction sont bien les deux faces d’une même médaille portant l’effigie du système de la zone grise.

Parler de zone grise nécessite que l’on s’arrête un instant sur ces développements où la réaction à des décisions et politiques migratoires l’emporte de loin sur l’action, donc, sur le fait de s’exposer au monde, comme le souligne Hannah Arendt [3], sans reproduire un discours dominant, afin de mettre en relation les êtres humains (migrants et non-migrants) dans un autre espace de débats, débarrassé desdites « bonnes pratiques » et de la quête illusoire de « mesures efficaces » qui, aux dires de certains dirigeants, « fonctionnent ». Car, si l’on s’en tient au postulat arendtien, tout être pensant est porteur d’une puissance d’action politique, donc de la capacité de faire entendre sa propre voix.

Attributs de la zone grise

Certes, les attributs d’une zone grise se manifestent dans un contexte où l’ambivalence et le flou prévalent. Toutefois, leur manifestation dans le domaine des politiques migratoires et des pratiques des États, en Occident comme ailleurs dans le monde, est symptomatique du rapport fortement asymétrique sur lequel repose toute coopération bilatérale ou multilatérale, en matière de contrôle des flux. Plus ce rapport est asymétrique, en termes de coûts et de bénéfices, plus il mènera, au fil du temps, à l’expansion d’un espace d’actions caractérisé par des techniques d’évitement, une chaîne de commandement opaque intégrant des acteurs aussi bien étatiques que non-étatiques, et par des modes opératoires informels, voire secrets. Ces pratiques sont connues – plusieurs d’entre elles ont même fait l’objet de débats parlementaires et de rapports repris par la presse dénonçant le manque de transparence qui les caractérise. Or, même si un recours auprès de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) peut palier à ce manque de transparence en donnant, par exemple, accès au texte des accords secrets et ententes informelles, cette démarche ne permettra pas nécessairement de comprendre les véritables intentions des signataires, dont la portée intègre souvent des questions éminemment stratégiques, situées bien au-delà du contrôle déclaré des flux migratoires ou de leur externalisation. La zone grise est savamment conçue pour exister, s’étendre, sans jamais dévoiler son vrai visage.

L’ampleur de la zone grise

Sous couvert de la « lutte contre les migrations irrégulières », l’Italie signe une entente administrative avec la Tunisie, sous la présidence de Zine El-Abidin Ben Ali, en janvier 2009 [4], afin de coopérer en matière d’expulsion des ressortissants tunisiens en situation irrégulière, au moyen de « procédures accélérées », dans un contexte de tensions sociales et de répression violente des révoltes dans le bassin minier de Gafsa [5]. En août 2016, l’Italie signe également un mémorandum d’entente avec le Soudan, dirigé à l’époque par Omar El Béchir, accusé par la Cour pénale internationale de crime contre l’humanité. Cet accord vise, entre autres, à expulser les ressortissants soudanais en situation irrégulière [6]. Il débouchera sur l’expulsion de dissidents politiques soudanais vers leur pays d’origine. Afin de « sauver des vies » en Méditerranée, des sommes considérables seront indirectement versées à des milices locales et chefs de clans libyens, notoirement connus pour leurs violences contre les migrants et les civils [7]. À la lutte déclarée contre le trafic d’êtres humains au Niger, se greffent le déploiement de forces militaires pour protéger les sites d’extraction de minerais, essentiels à la sécurité énergétique de puissances occidentales et asiatiques, d’une part, mais aussi la volonté du gouvernement nigérien actuel de consolider des alliances internationales vitales pour la survie du régime, d’autre part [8]. Enfin, la situation de statu quo dans laquelle s’inscrit aujourd’hui la présence du Maroc au Sahara Occidental est inséparable d’une réflexion sur la manière dont le Maroc a su habilement capitaliser sur son engagement dans le contrôle des frontières extérieures de l’Europe [9].

Ces quelques exemples, loin d’être exhaustifs, suggèrent que la zone grise dépasse les simples clivages opposant une approche des migrations dite « occidentale » à une approche dite « africaine ». L’expansion de la zone grise reflète des développements préoccupants qu’il est urgent de déconstruire, non pas en se référant à des cas nationaux ou régionaux, mais en les inscrivant dans une perspective comparative, à même de démontrer que ces développements relèvent de dynamiques similaires ailleurs, consolidées à une échelle plus globale, en Europe comme en Afrique, en Tunisie comme en Turquie ou au Liban.

Enfin, ce n’est qu’en reconnaissant les multiples enjeux qui se profilent derrière l’apparente « lutte contre les migrations irrégulières » que l’on réalise l’ampleur du système de la zone grise. Ce dernier s’est, tout d’abord, construit au moyen d’un nouveau répertoire et de techniques de propagande éprouvées de longue date, capables de guider les débats sur la migration et l’asile, l’externalisation, la sécurisation et la criminalisation. Ce préalable était nécessaire pour tendre vers l’appropriation d’un langage « humanitaire » justifiant, voire normalisant, des pratiques opaques par le recours au mal nécessaire. Comprendre et reconnaître les véritables enjeux stratégiques, politiques, économiques, diplomatiques et militaires qui se manifestent dans les coulisses de la « lutte contre les migrations irrégulières » n’aura jamais été aussi nécessaire pour tenter d’enrayer la dérive vers le pire et de remettre en relation les êtres humains (migrants et non-migrants).

 

[1] Bernays Edward, 2011 [1923], Crystallizing Public Opinion, New-York, Ig Publishing, 165.

[2] Bernays Edward, 2004 [1928], Propaganda, New-York, Ig Publishing.

[3] Arendt Hannah, 1961 [1958], La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 210.

[4] Cet accord bilatéral a été signé en janvier 2009 par le ministre italien de l’Intérieur, Roberto Maroni, et son homologue tunisien, Rafik Belhaj Kacem. Le 11 mars 2009, lors d’une audition au Parlement italien, Rodolfo Ronconi, alors chef de la Direction centrale de l’Immigration et de la Police des frontières, déclarait que la conclusion de l’accord bilatéral de janvier 2009 entre l’Italie et la Tunisie résultait de négociations remontant à fin 2008. Il expliquait également que « le gouvernement tunisien accepte le rapatriement de ses ressortissants par une procédure simple : le prétendu citoyen tunisien ou immigrant clandestin doit être entendu par les autorités consulaires tunisiennes, puis le relevé d’empreintes digitales de la personne est transmis, par l’intermédiaire des autorités consulaires tunisiennes, à la Direction centrale de la Police scientifique de Tunis ». Voir Parlement de la République italienne, 2009, « Audition tenue par la commission parlementaire Schengen le 11 mars 2009 », Rome, Camera dei Deputati, 3.

[5] Chouikha Larbi, Gobe Éric, 2009, « La Tunisie entre la “révolte du bassin minier de Gafsa”et l’échéance électorale de 2009 », L’Année du Maghreb, vol. V, 387-420 ; Allal Amin, 2010, « Réformes néolibérales, clientélismes et prestations en situation autoritaire, les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique africaine, vol. 109, 107-125 ; Chouikha Larbi, Geisser Vincent, 2010, « Retour sur la révolte du bassin minier. Les cinq leçons politiques d’un conflit social inédit », L’Année du Maghreb, vol. VI, 415-426.

[6] Lire l’analyse de l’Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione, 2017, « Memorandum d’Intesa Italia-Sudan : un’analisi giuridica », 30 octobre, [En ligne : https://www.asgi.it/allontamento-espulsione/memorandum-sudan-italia-analisi-giuridica/].

[7] Lire, entre autres, l’article de Michael Maggie, Hinnant Lori, Brito Renata, 2019, “Making Misery Pay: Libya Militias Take EU Funds for Migrants”, Associated Press, 31 décembre.

[8] Bøås Morten, 2021, “EU Migration Management in the Sahel: Unintended Consequences on the Ground in Niger?”, Third World Quarterly, vol. 42, n° 1, 52-67. Voir également Perrin Delphine, 2020, « Dynamiques juridiques et politiques autour des mobilités en Afrique méditerranéenne et sahélienne : inspirations, ambitions et contraintes », Migrations Société, vol.  179, n° 1, 75-89 ; Rahmane Idrissa, 2019, Dialogue in divergence: the impact of EU migration policy on West African integration: the cases of Nigeria, Mali, and Niger, Berlin, Friedrich-Ebert-Stiftung, “Policy paper” ; Raineri Luca, 2018, “Human smuggling across Niger: State-sponsored protection rackets and contradictory security imperatives”, The Journal of Modern African Studies, vol. 56, n° 1, 63-86.

[9] Barreñada Bajo Isaías, García Ojeda (dir.), 2016, Sahara Occidental, 40 años después, Madrid, Los Libros de la Catarata ; Cassarino Jean-Pierre, 2018, “Beyond the criminalisation of migration: A non-western perspective”, International Journal of Migration and Border Studies, vol. 4, n° 4, 397–411.