Se soigner en Tunisie : du Maghreb à la rive sud du Sahara

Les mobilités thérapeutiques des patientèles maghrébines et ouest-africaines à destination de la Tunisie restent ‘discrètes’, tantôt sous-estimées tantôt invisibilisées. La santé apparaît comme un prisme pertinent pour repenser les circulations, les espaces d’interactions et les frontières : des mobilités reproductives aux mobilités thérapeutiques, du Maghreb à l’Afrique francophone, de la mondialisation aux Afriques en mouvement.

Se soigner en Tunisie

Les mobilités reproductives à destination de la Tunisie : mise en bouche

Avec un titre évocateur, Procréation médicalement assistée : le modèle tunisien fait recette, un magazine hebdomadaire panafricain faisait récemment la lumière sur le dynamisme d’un secteur d’activité méconnu en Tunisie[1]. Dénommé également assistance médicale à la procréation (AMP), l’article en question porte sur l’augmentation du recours aux techniques médicales utilisées afin de pallier les problèmes d’infertilité. Outre la visibilisation d’une problématique de santé fortement stigmatisée au Maghreb, les données ne permettent guère de prendre la mesure exacte sur l’ampleur du phénomène. Avec un contingent de patient.e.s étrangers.ères originaires principalement des pays maghrébins[2] et, dans une moindre mesure d’Afrique de l’ouest, la Tunisie se positionnerait comme le ‘chef de file régional de l’AMP’ et ‘une destination de choix sur le continent’. Des recherches pionnières attestent de la polarisation régionale croissante des cliniques de fertilité tunisiennes et de l’émergence d’espaces de soins reproductifs transnationaux. Si la Tunisie est une destination relativement récente pour les couples infertiles provenant de la rive sud du Sahara, les mobilités reproductives des Algérien.ne.s et des Libyen.ne.s indiquent des logiques transfrontalières qui remontent à quelques décennies.

De l’héritage bourguibien, qui fît du secteur de santé une priorité, à la standardisation internationale des protocoles thérapeutiques, les niveaux de formation sont équivalents à ceux des pays du Nord alors que les coûts des prestations proposées par le secteur privé tunisien demeurent très compétitifs sur le marché mondial (Lautier, 2013)[3]. A l’attractivité du ratio qualité-prix s’ajoute la suppression des visas pour les ressortissant.e.s des pays d’Afrique de l’ouest tandis que des accords de libre circulation anciens existent déjà entre les pays maghrébins (UMA, 1989). Ces facilitations administratives contrastent avec le durcissement des politiques migratoires de l’Union Européenne qui non seulement découragent les couples mais détournent leurs itinéraires vers d’autres destinations plus ‘accessibles’ comme la Tunisie. En comparaison à d’autres pays africains tournés vers des ‘marchés’ anglophones (Egypte, Nigeria, Afrique du sud), la patientèle étrangère en Tunisie se différencie de par son origine géographique principalement maghrébine (Algérie, Libye et Mauritanie) et d’Afrique francophone (Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Mali, Togo, Niger, Sénégal, Bénin, Guinée). Parmi les raisons invoquées les plus citées par les couples pour justifier le choix de ‘migrer’ pour procréer, on retrouve: l’indisponibilité des équipements dans les pays d’origine; des délais d’attente trop longs (le facteur ‘temps’ s’avère ici déterminant); la proximité géographique; l’exemption de visas; le ratio qualité-prix; la langue (tant l’arabe que le français); des normes culturelles et religieuses partagées (l’islam); le besoin d’anonymat et de discrétion.

Les itinéraires des couples infertiles recourant aux services d’AMP en Tunisie n’émergent pas au hasard. Les réseaux interpersonnels (professionnel.le.s de santé, communautaires, individuels), virtuels (réseaux sociaux, blogs, pages internet) et médiatiques (presse, émissions télévisées) jouent un rôle clé dans la production de ces espaces de soins transnationaux. Prenons le cas des gynécologues-obstétricien.ne.s tunisien.ne.s qui, une fois de retour au pays après un résidanat effectué souvent à l’étranger (principalement en France), investissent dans le secteur privé devenant actionnaires des structures où elles/ils exercent. Expert.e.s dans un domaine médical encore peu développé sur le continent, les spécialistes de l’AMP jouissent d’une grande notoriété qui résonne bien au-delà des frontières tunisiennes. Si des blogs créés par les patientes étrangères à l’effigie des gynécologues-obstétricien.ne.s tunisien.ne.s se chargent indirectement du ‘marketing’, les déplacements dans les pays se formalisent en partenariats (transferts de compétences, sociétés savantes, foires internationales, etc.). Du côté tunisien, la présence croissante d’étudiant.e.s de l’enseignement supérieur et de travailleurs.euses subsaharien.ne.s se révèle un atout non négligeable. Ces derniers.ères représentent des intermédiaires sur lesquel.le.s aussi bien les patient.e.s que les professionnel.le.s du secteur peuvent s’appuyer (hébergement, traduction, accompagnement, etc.). Les mobilités reproductives à destination de la Tunisie nous permettent d’entrer en matière mais les services privés d’AMP ne constitue qu’une niche - parmi tant d’autres – de l’attractivité du secteur de santé privé tunisien. 

Déconstruire les stéréotypes :  les ‘maux’ des catégorisations trompe-l’œil

Si on privilégie ici la terminologie ‘mobilités thérapeutiques’ pour se référer aux patient.e.s internationaux.ales, il n’en demeure pas moins que ces séjours en Tunisie sont assimilés à tout un ensemble d’images stéréotypées. Véhiculées par l’industrie mondiale du tourisme médical, ces représentations ‘globalisées’ ignorent l’hétérogénéité des profils des patient.e.s, leurs conditions ainsi que les contextes dans lesquels ces mobilités s’inscrivent. En Tunisie, les autorités enregistrent le motif du séjour des patient.e.s comme ‘touristique’ à l’entrée sur le territoire ce qui brouille un peu plus les données, les statuts et les pratiques. Qu’il s’agisse de blessé.e.s de guerre au lendemain de la révolution libyenne en 2011, d’un couple infertile désespéré de ne pouvoir procréer, d’une Malienne venue pour une opération orthopédique dans l’espoir de remarcher, d’un Gabonais en rémission dans une maison médicalisée tunisoise: la souffrance reste le dénominateur commun ne laissant que très rarement place aux activités récréatives dites ‘touristiques’.  Un changement de focal est donc nécessaire, la ‘condition’ du/de la patient.e montre que les mobilités thérapeutiques résultent d’un besoin, parfois vital.

De même, les échelles géographiques et les origines ethno-raciales des patient.e.s tendent aussi à être ignorées. Ainsi, les images stéréotypées qui circulent se fabriquent sur l’idée que des patient.e.s ‘privilégié.e.s’ originaires de l’hémisphère Nord, pour un différentiel de coût ou de rapidité, se soignent dans les pays en voie de développement. Contrairement aux idées reçues, les mobilités thérapeutiques en Tunisie ne se résument ni aux européennes blanches, ni aux services low cost de la chirurgie esthétique, ni même à la capitale Tunis. Par surcroît, les itinéraires des patient.e.s dessinent une cartographie où s’entrecroisent des mobilités ‘intra’ (Maghreb), ‘inter’ (Afrique de l’ouest) et ‘macro’ régionales (Europe). Au sujet de la patientèle ‘européenne’, les données sont à nuancer dans la mesure où les origines des patient.e.s issues de la diaspora tunisienne restent invisibilisées[4].

Dans le contexte tunisien, le sujet mérite a fortiori qu’on s’attarde plus particulièrement sur la patientèle libyenne. Cette dernière peut générer plus du tiers de l’activité d’une structure médicale et représenter jusqu’à 80% du total des patient.e.s étrangers-ères de certaines cliniques sfaxiennes, djerbiennes et tunisoises (Rouland & Jarraya, 2019)[5]. Depuis les années soixante, le développement du secteur privé de santé tunisien se nourrit de la manne financière libyenne. De la présence de la diaspora libyenne en passant par l’embargo des Nations-Unies sur le pays, le secteur d’activité s’est incontestablement accru et consolidé grâce à ces mobilités transfrontalières. Avant les soulèvements populaires de 2011, il existait tout un système de prises en charge des soins en Tunisie via des assurances (notamment les compagnies pétrolières), l’Etat libyen (relayé par l’ambassade de Libye à Tunis ou les consulats) et l’autofinancement avec un différentiel socio-économique très avantageux pour les Libyen.ne.s. Dix ans après la chute du régime de Kadhafi, l’instabilité politique a entraîné l’effondrement du système de santé, la dévaluation de la monnaie libyenne et l’appauvrissement de la population. Cette instabilité n’est pas sans conséquence sur le secteur privé de santé tunisien qui vacille à chaque période de tensions en Libye, des problèmes sécuritaires à la crise pandémique. Dès 2011, la Banque africaine du développement alertait des répercussions du conflit libyen sur l’économie tunisienne spécifiant que le ‘tourisme médical’ constitue un des piliers de l’économie tunisienne.

Avec l’éclatement des conflits, l’arrivée massive de blessés de guerre civile en 2011 s’est traduite par l’accumulation de factures impayées auprès des cliniques privées tunisiennes (la dette libyenne auprès des cliniques privées serait estimée à plus de 270 millions de dinars tunisiens[6]). Depuis, de nombreuses structures n’acceptent plus les assurances et requièrent un paiement en espèces. A la difficulté donc d’évaluer les bénéfices réels, notamment pour les circuits parallèles, la dudite dette ne peut cependant masquer les marqueurs urbains de développement du secteur d’activité au cours de cette dernière décennie. Les Libyen.ne.s rencontrent d’importantes difficultés à régler leurs factures de soins tandis que des pratiques peu scrupuleuses de raquettes existent (la surfacturation). L’extrême vulnérabilité de la population libyenne se soignant en Tunisie, dans un contexte d’instabilité politique et de conflits, est en décalage avec les images que l’industrie du tourisme médical tend à présenter.

Et après ?

Le rapport d’Oxford Business Group de 2019 estimait que 500 000 patient.e.s étrangers.ères s’étaient rendu.e.s en Tunisie pour des soins hospitaliers contre 2 à 2,5 millions en soins ambulatoires. Faire un bilan n’est pas une tâche aisée, les instruments de mesure sont peu fiables avec des pratiques qui composent entre le formel et l’informel. Dans le pays, le nombre de cliniques privées s’élève à un peu plus d’une centaine de structures. A la différence du ‘modèle’ du tourisme balnéaire tunisien, les patient.e.s étrangers.ères représentent une forte valeur ajoutée (soins, hébergements et autres services associés). A ce jour, le secteur d’activité n’est cependant toujours pas régulé et chaque période de crises montre les limites d’un tel modèle de développement. Le contexte actuel demeure extrêmement instable aussi bien à l’échelle nationale (situation politique), régionale (contexte sécuritaire) et mondiale (pandémie du Covid-19). Une autre ‘crise’ endogène se profile liée directement à la formation des médecins assurée par le secteur public. La crise du Covid-19 qui a violemment frappé le pays l’été dernier a montré une santé publique à bout de souffle, des faits divers dramatiques avaient déjà tiré la sonnette d’alarme (la mort de 15 nourrissons dans la maternité d’un hôpital public, la chute mortelle d’un jeune médecin dans la cage d’ascenseur délabrée de l’hôpital). Plus encore, le secteur privé tunisien se retrouve aujourd’hui concurrencer par certains pays européens qui recrutent massivement le personnel (para)médical tunisien (Allemagne, France).

Les mobilités thérapeutiques à destination de la Tunisie restent ‘discrètes’, tantôt sous-estimées tantôt invisibilisées. Elles n’en demeurent pas moins en pleine expansion et témoignent de transformations sociétales pluridimensionnelles au sein du Maghreb mais aussi entre le Maghreb et l’Afrique francophone. Un ensemble de facteurs facilite la production de ces espaces de soins qui combinent contiguïtés (géographique, socio-culturelle, historique, linguistique, institutionnelle), connectivités (acteurs-rices, infrastructures, NTIC) et stratégies (individuelles, institutionnelles, corporatistes) sans oublier le poids des contextes dans lesquelles elles s’inscrivent. La santé apparaît comme un prisme pertinent pour repenser les circulations, les espaces d’interactions et les frontières : des mobilités reproductives aux mobilités thérapeutiques, du Maghreb à l’Afrique francophone, de la mondialisation aux Afriques en mouvement.

 

[1] Dahmani, F. (2021), Procréation médicalement assistée : le modèle tunisien fait recette [en ligne], février 2021. Disponible sur https://www.jeuneafrique.com/1099701/societe/procreation-medicalement-assistee-le-modele-tunisien-fait-recette/

[2] Surreprésentation des couples Algériens avant la crise pandémique (jusqu’à 80% du total des patient.e.s étranger.e.s). Cf. l’ouvrage coordonné par Rouland B. et I. Maffi dans le cadre du projet ‘Cross border reproductive Care in the Maghreb (CBRC) : an emerging reproscape?’, à paraître.

[4] Cf. les travaux de Carole Wenger « Chez- soi » pour procréer : l’exemple des « retours reproductifs » des tunisiens résidents à l’étranger » in Rouland et Maffi (à paraître).

[5] https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13691Les mobilités thérapeutiques des patientèles maghrébines et ouest-africaines à destination de la Tunisie restent ‘discrètes’, tantôt sous-estimées tantôt invisibilisées. La santé apparaît comme un prisme pertinent pour repenser les circulations, les espaces d’interactions et les frontières : des mobilités reproductives aux mobilités thérapeutiques, du Maghreb à l’Afrique francophone, de la mondialisation aux Afriques en mouvement. 83X.2019.1597475.

[6] Interview de Boubaker Zakhama, président de la Chambre syndicale nationale des Cliniques privées relevant de l'UTICA, le 16.09.221. Cf. https://www.businessnews.com.tn/boubaker-zakhama--le-systeme-sanitaire-ne-sert-pas-les-interets-des-tunisiens,520,112156,3.