La COVID 19 a radicalement changé nos vies. Par conséquent, il est primordial d’analyser dans quelle mesure les réponses des autorités tunisiennes face à la pandémie a affecté les droits civils et les libertés individuelles des citoyens, alors que des mesures de sécurité efficaces et proportionnelles sont mises en œuvre.
Dans cet entretien, Mahassen Segni, notre Coordinatrice du Programme de Démocratie , interroge Professeur Wahid Ferchichi , Professeur à la Faculté des Sciences Juridiques, Politiques et Sociales de l'Université de Carthage, et fondateur de l'Association Tunisienne pour la Défense des Libertés Individuelles, sur les problèmes rencontrés afin d’équilibrer les mesures COVID-19 et la protection des libertés individuelles lors de la crise pandémique actuelle.
Pour en savoir plus : Veuillez consulter un rapport de suivi couvrant la période de mars à juillet 2020.
Mahassen Segni: Comment évaluez-vous la capacité de prise en charge du secteur de la santé en Tunisie ainsi que les efforts déployés par les deux gouvernements respectifs dans le but de contenir la crise sanitaire ?
Wahid Ferchichi: La Crise de la COVID-19 a révélé les défaillances du secteur de Santé en Tunisie. Sur le plan matériel et technique, les insuffisances en matière de prise en charge des personnes touchées par la COVID-19 ont été reconnues par les autorités publiques elles-mêmes. Toutefois, les mesures préventives et la stratégie de lutte contre la propagation du virus (déjà mises en place à partir de janvier 2020) ont permis de dépasser les défaillances matérielles. Donc, première leçon retenue de la crise sanitaire : les bonnes politiques de gestion de crises du gouvernement Fakhfakh pouvait remédier aux défaillances matérielles et techniques. Toutefois, avec cette deuxième vague et l’ouverture des frontières à partir du 26 juin 2020 les mesures prises pour lutter contre la pandémie semblent ne pas être capables de réaliser l’objectif principal : maitriser la propagation du virus et réduire le nombre de décès et épargner la saturation du système de santé.
Donc, la stratégie préventive et de suivi du virus, engagée à partir de janvier 2020 a montré que l’Etat (le service public) est capable de faire face à un virus inconnu et en l’absence de tout traitement direct ou de vaccin. Cette politique, que nous considérons réussie sur le plan sanitaire, l’était moins sur le plan économique et social. Le bilan tunisien de lutte contre la COVID-19 reste mitigé : d’un côté une réussite dans la maitrise de la propagation du virus. D’un autre côté, la politique économique et sociale de lutte contre les effets de la COVID-19 n’a pas pu réduire les dégâts énormes sur un grand nombre de secteurs. A ce niveau, un peu plus de deux cent mille nouveaux chômeurs viennent s’ajouter aux sept cent mille déjà existant et un taux de croissance estimé à -6,5% ! Par contre et à partir du 2 septembre 2020 ; date de la formation du Gouvernement Mechichi ; nous avons remarqué un changement de politique dans la lutte contre la COVID19 : en effet, le nouveau gouvernement a opté pour des mesures progressives mais qui ont pour objectif de « vivre avec le virus tout en limitant ses effets : sur la santé et surtout sur l’économique et le sociale ». Voulant éviter la situation de blocage économique et social connue durant la première vague. Toutefois, l’évolution rapide de la propagation du virus et le nombre de décès par jour (au 26 novembre 2020 : 91.307 cas de personnes contaminées ( =12% des Tunisien-nes) et 2.983 décès); le vendredi 29 octobre 2020 le Gouvernement Mechichi a procédé par des mesures plus radicales : le couvre-feu a été décrété progressivement pour être généralisé à tous les gouvernorats de 20h à 5h du matin ; arrêt des cours présentiel pour tous les niveaux : primaire secondaire et supérieur ; interdiction de circulation entre les gouvernorats ; port obligatoire du masque…) ; ces différentes mesures assez tardives ne peuvent donner leur résultats que vers la fin novembre.
Cette situation délicate et très ambiguë se trouve confrontée à une situation économique et surtout financière très inquiétante : en effet ; le constat qui a été présenté dans les deux projets de lois de finances (loi de finances complémentaire pour 2020 et loi de finances pour 2021) est alarmant : le déficit budgétaire dépasse les 14,5% !
Il s’agit là d’une situation très grave pour affronter les dépenses ordinaires et surtout pour pouvoir lutter contre la COVID19 !
Mahassen Segni: En juillet, vous avez publié un rapport sur la situation des libertés individuelles pendant le confinement. Compte tenu de la réussite réalisée par la Tunisie dans le cadre des mesures proactives prises afin de limiter la propagation du virus, dans quelle mesure pensez-vous que ces mesures ont violé certaines libertés individuelles ?
Wahid Ferchichi: Il est vrai qu’à une situation exceptionnelle il faut des mesures exceptionnelles. Toutefois, même en période de crise il y a des règles à respecter et des libertés à protéger. A ce niveau, la constitution tunisienne et le pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 (ratifié par la Tunisie) ont mis en place les garde-fous pour respecter les droits et libertés fondamentales. En effet, l’article 4 de ce pacte dispose :
« 1. Dans le cas où un danger public exceptionnel menace l'existence de la nation et est proclamé par un acte officiel, les Etats parties au présent Pacte peuvent prendre, dans la stricte mesure où la situation l'exige, des mesures dérogeant aux obligations prévues dans le présent Pacte, sous réserve que ces mesures ne soient pas incompatibles avec les autres obligations que leur impose le droit international et qu'elles n'entraînent pas une discrimination fondée uniquement sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l'origine sociale.
2. La disposition précédente n'autorise aucune dérogation aux articles 6, 7, 8 (par. 1 et 2), 11, 15, 16 et 18… » Rappelons que ces articles portent sur : le droit à la vie ; l’interdiction de la torture ; l’interdiction de l’esclavage et des formes de traite des personnes ; l’interdiction de la rétroactivité des infractions pénales, la liberté de pensée, de conscience, de religion, d’exercice de culte…
Ainsi, ce que nous avons remarqué durant la période du confinement (18 mars au 4 juin) ; ce sont les dépassements suivants :
- Absence de mesures claires et transparentes concernant les exceptions liées à la circulation à l’intérieur des villes et entre les régions. Charger l’appareil sécuritaire d’assurer cette tâche a été très contestée et a prouvé sa faillite. En effet, il y a eu un encombrement des postes de police et de garde nationale d’un côté ; et l’absence de critère clairs pour l’octroi de ces autorisations en deuxième lieu.
- Dépassements commis par les agents chargés d’exécuter les lois : mettre en application les mesures de lutte contre la COVID-19 ; même si ceci exige une fermeté dans l’application de la loi, ne devrait pas constituer une occasion pour des mauvais traitements infligés aux citoyennes et citoyens (insultes ; coups…) ;
- Dépassements commis par les structures publiques (administration et appareil judiciaire) en ce qui concerne la liberté de pensée et d’expression. En effet, des journalistes ont été harcelés pour leurs propos critiquant les mesures prises en matière de lutte contre la COVID-19 ; des internautes (notamment des bloggeurs.es.) ont été interpellées par l’appareil judiciaire et dont certain.ne. s ont été traduit.s.es devant la justice et jugé.e. s sur la base de leurs opinions
- Défaillances des organismes publics dans la protection de certaines catégories des plus vulnérables : à ce niveau la crise de la COVID-19 a révélé que les moyens ordinaires mis en place par les autorités publiques n’ont pas été efficaces pour protéger les femmes et les enfants contre les violences notamment familiales durant cette période.
Mahassen Segni: En parlant de l’impact socio- économique, quelles catégories de personnes sont essentiellement touchées par cette crise ?
Wahid Ferchichi: La crise liée à la lutte contre la COVID-19 n’a fait que renforcer un constat déjà existant. En effet, les catégories socio-économiques les plus touchées sont celles qui souffrent déjà de la précarité et de la discrimination.
A ce niveau, les personnes exerçant déjà des « petits boulots » ; se sont trouvées sans aucun revenu. Les jeunes et les femmes semblent être les plus affectés ; Il en est de même des migrant.e. s et notamment les personnes provenant des Etats d’Afrique Sub-Saharienne, qui ont souffert durant le confinement d’absence de revenus et plusieurs parmi elles ont été contraintes à quitter leur domicile par manque de moyens pour payer le loyer ;
Les femmes, obligées de rester chez-elle durant la crise ont été victime de violence conjugale et familiale ; les rapports du ministère chargé de la Femme relatent que les cas de violence ont été multipliés par 5 voire 7 durant le confinement. Les femmes ont été privées aussi de leur droit d’accès aux soins sexuels et reproductifs. En effet, les services de santé sexuelle et reproductive n’assuraient durant la période de crise qu’un service minimum et urgent. Ce qui n’a pas permis à un très grand nombre de femmes d’accéder aux services de soins liés à leur santé sexuelle et reproductive et notamment l’interruption volontaire de grossesse (IVG) et les services contraceptifs.
Les enfants, ont constitué aussi une cible de violence et de mauvais traitements durant le confinement, la promiscuité et l’enfermement ont multiplié les cas de violence par 3.
Quant aux personnes souffrant de maladies chroniques ont été contraintes d’arrêter le traitement avec tous les impacts négatifs liés à cet arrêt.
Les personnes LGBTQI++, déjà objet de discrimination et de stigmatisation, et de par le code pénal, passibles de peine d’emprisonnement de 3 ans, se sont retrouvées durant le confinement (pour une grande partie d’entre-elles) obligées de regagner leurs familles et privées de tout revenu et ont été objet de violences, d’harcèlement, d’humiliation et de mauvais traitements…
Mahassen Segni: Nous passons en ce moment par une deuxième vague du Covid-19, Que recommandez - vous aux institutions gouvernementales pertinentes à faire afin de protéger les citoyens sans affecter leurs droits et libertés individuelles d’une manière disproportionnée.
Wahid Ferchichi: Gérer une deuxième vague de COVID-19 exige à notre sens d’assurer la protection de la santé publique sans violation des droits fondamentaux. Ceci nécessite :
- Plus de transparence en matière de liberté de circulation et d’octroi des autorisations ;
- L’octroi de l’autorisation doit se faire par les collectivités locales et selon des critères plus clairs et précis ;
- Prévoir l’octroi d’autorisation de circulation pour des raisons associatives aussi ;
- Sensibiliser autour de la violence faite aux femmes et aux enfants ; et insister sur l’obligation de signaler les cas de violence ;
- Protéger les libertés de pensée et d’expression et fixer une politique pénale interdisant toute interpellation des personnes sur la base de leur pensée ou expression ;
- Garantir les droits des personnes aux soins et traitements (autres que pour les cas de la COVID-19), notamment en procédant à laisser se déplacer les personnes ayant des maladies chroniques et garantir le droit des femmes aux services de la santé sexuelle et reproductive.
Mahassen Segni: Quels sont à votre avis les outils et canaux de communication les plus efficaces à utiliser afin de transmettre le message / les recommandations aux structures étatiques ?
Wahid Ferchichi: Puisque la gestion de la crise se fait sur le plan central, il serait pertinent de contacter directement les acteurs nationaux en la matière pour leur exposer les résultats de l’observation de la mise en application des mesures liées à la COVID-19 et les recommandations pour une meilleure gestion de la crise, et notamment :
- Le ministère chargé des Droits humains : pour lui remettre le rapport et lui demander d’exposer les recommandations de la société civile devant le Conseil des ministres ;
- Le ministère de la Justice pour lui demander de continuer dans sa politique lors du confinement portant sur la réduction de la population carcérale et de réduire le nombre des procès qui exigent l’arrestation des personnes inculpées ;
- Le ministère chargé de la femme, de l’enfance, de la famille et des seniors : ce ministère clef dans la protection des catégories vulnérables pourrait traduire les différentes recommandations au niveau du gouvernement et du Comité national de lutte contre la COVID-19 ;
- Le ministère de la Santé et plus particulièrement le Comité COVID-19 ; pour leur présenter les résultats du rapport sur les libertés aux temps du Corona et les recommandations ;
- Le ministère des Affaires locales pour qu’il harmonise les politiques des collectivités locales en la matière ;
- Les acteurs de la société civile ; lors d’une grande conférence ou rassemblement qui a pour objectif de déterminer ensemble une stratégie de travail ;
- Il serait enfin pertinent de travailler avec les conseils municipaux au moins des villes les plus touchées par la COVID-19 pour les sensibiliser (voire les former) en matière de gestion de crise en général et de la COVID-19 en particulier.
Mahassen Segni: La Tunisie est encore en cours du processus de décentralisation. Comment évaluez-vous la relation entre les municipalités et le gouvernement central par rapport à la première période de gestion de crise ? Sachant que le gouvernement de Mechichi a géré les choses différemment.
Wahid Ferchichi: Comme on vient de le mentionner plus haut, l’adoption du code des collectivités locales (avril 2018) et l’organisation des élections municipales (mai 2018), ont permis de commencer une nouvelle ère dans l’administration territoriale en Tunisie, jusque-là très fortement centralisée. Toutefois, cette expérience est nouvelle et les premiers conseils municipaux peinent à assimiler leurs tâches et leurs relations avec le pouvoir central. Certaines dispositions du code des Collectivités Locales ne sont pas très claires en ce qui concerne les rapports de ces Collectivités avec le pouvoir central et entre les Collectivités elles-mêmes. Cette situation a entrainé une certaine tension entre le centre et les autorités locales. Parmi ces moments de tension nous citons des exemples liés aux libertés et d’autres relatifs à la gestion de la crise sanitaire liée à la COVID-19.
Au niveau de la gestion de la crise liée à la COVID19, et durant la première vague (mars-juin 2020) certaines municipalités ont été impuissantes pour gérer les services liés à l’enterrement des personnes décédées suite à leur contamination par le virus. D’ailleurs, certaines municipalités (celle de la Soukra par exemple) ont même suggéré d’aménager des cimetières spécifiques pour les personnes décédées suite à leur contamination par le virus. Des propositions très stigmatisantes et qui ne respectent pas la dignité humaine et les sentiments des proches des personnes décédées.
Mahassen Segni: La tâche de l'autorité judiciaire est d'assurer la suprématie de la constitution, la souveraineté de la loi et la protection des droits et libertés. Toutefois, pendant la crise de la pandémie COVID-19 ; l’autorité judiciaire a été mise à l'écart dans certains cas. Quelle est votre opinion sur cette question précise ?
Wahid Ferchichi: Durant le confinement, le service public de la justice a été et comme tous les secteurs et les services publics mis en veille. Cette situation a été largement critiquée puisque la justice est aussi un secteur vital. Ainsi, il a été décidé de reprendre le fonctionnement des tribunaux mais à distance et ce en aménageant des espaces spécifiques dans les lieux de détention et en installant des caméras et des micros pour permettre aux personnes détenues d’être entendues et pour qu’elles puissent se défendre. Toutefois, il a été vite réalisé que cette démarche tout en étant noble au niveau de ses objectifs est restée limitée au niveau matériel mais aussi au niveau des principes du procès équitable.
Mahassen Segni: Politiquement parlant, en réponse à cette crise, le président Tunisien s'est appuyé sur l'article 80 de la constitution qui lui accorde de vastes pouvoirs « en cas de danger imminent menaçant les institutions de la nation, la sécurité ou l'indépendance du pays de manière à empêcher le bon fonctionnement de l'état ». De même, le chef du gouvernement, Mr Elyess Fakhfakh, a demandé à obtenir des pouvoirs exceptionnels afin qu'il puisse « édicter des décret-loi à caractère législatif ». Tout cela s’est produit sans déclarer ouvertement « l’état d'exception ». Pensez-vous que cette crise a conduit à une ambiguïté et à des contradictions constitutionnelles au niveau de l'exécutif ?
Wahid Ferchichi: Il est vrai que l’ambigüité a caractérisé le fondement constitutionnel utilisé par le pouvoir exécutif pour asseoir toutes les mesures qui ont accompagnées la gestion de la crise liée au COVID19. En effet, au début de la crise le Président de la République s’est référé à l’article 80 pour édicter le décret numéro 2020-24 du 18 mars 2020 instaurant un couvre-feu allant de 18h à 6h. Toutefois, le confinement total a été décrété le 22 mars 2020, par le décret numéro 2020-28 du 22 mars 2020 portant restriction de la circulation durant la journée ; ce décret se réfère aussi à l’article 80 de la constitution. Toutefois, l’article 80 de la constitution n’a pas été appliqué dans son intégralité.
Cet article reconnait au Président de la République le droit de prendre les mesures requises en cas de péril imminent menaçant la Nation ou la sécurité ou l’indépendance du pays en entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Toutefois, l’article exige une condition fondamentale : l’Assemblée des représentants du peuple sera considérée, durant cette période, en état de réunion permanente. Condition qui ne pouvait pas être réunie vu la circonstance liée au confinement général et la distanciation sociale.
En l’absence de la Cours constitutionnelle cette procédure est tout à fait insensée.
Ainsi, la solution était d’appliquer partiellement l’article 80 ou à la limite d’appliquer l’esprit de cet article mais de le combiner avec l’article 70 qui permet à l’Assemblée à la majorité des 3/5 de ses membres de déléguer au Chef du gouvernement le pouvoir de prendre des décret-lois pour une durée de deux mois.
Cette solution, est pragmatique même si elle n’est pas très conforme au texte même de la Constitution ; mais elle n’est pas à notre sens en contradiction avec la loi suprême. Ainsi ; la crise liée à la COVID-19 nous a aussi révélé les lacunes constitutionnelles !