La politique migratoire tunisienne : Les conséquences ambiguës de la démocratisation

Analyse

En Tunisie, la première décennie de démocratisation n'a pas mené à une expansion des droits des migrants. Malgré la volonté initiale de remplacer les politiques migratoires restrictives héritées du régime autoritaire de Ben Ali, des dynamiques nationales et internationales ont mis un frein aux tentatives de réforme libérale.

Politique migratoire en Tunisie

Après un demi-siècle de régime autoritaire, la Tunisie s'est engagée dans un processus de transition démocratique en janvier 2011. Dès le début, migration et révolution étaient étroitement liées: avec l’effondrement de l'appareil sécuritaire tunisien et des contrôles frontaliers, l’émigration des jeunes Tunisiens est montéee en flèche au début de l'année 2011, avec 28 000 Tunisiens arrivant sur les côtes italiennes contre environ 1 700 par an sur la période 2000-2010.[1] En même temps, plusieurs centaines de milliers de travailleurs migrants et de familles libyennes arrivaient dans le sud-est de la Tunisie en raison de la guerre civile en Libye voisine, une dynamique qui a continué depuis à plus petite échelle.

La démocratisation a non seulement affecté les dynamiques migratoires, mais aussi fondamentalement changé la manière dont les politiques migratoires sont débattues et décidées en Tunisie. Au lendemain de la révolution, 18 sièges parlementaires ont été attribués aux émigrés tunisiens et un Secrétariat d'État à la migration et aux Tunisiens à l'étranger (SEMTE) a été créé pour coordonner et orienter la politique de la Tunisie en matière d'immigration et d'émigration. Des mesures d'urgence ont été prises pour faire face à la situation des migrants et réfugiés arrivant au sud de la Tunisie, et des discussions ont émergé sur la nécessité de réformer la loi d'immigration sécuritaire de 2004, ainsi que sur celle  d'élaborer une loi sur le droit      d'asile. En même temps, l'accroissement des libertés civiles a suscité un activisme de la société civile sans précédent en Tunisie.[2] Dans ce contexte, le traitement politique des migrants, marginalisés et privés de droits sous Ben Ali, constitue un test critique pour la jeune démocratie et ses idéaux en termes de droits humains.

Pourtant, malgré un dynamisme initial, les revendications en faveur d'une politique migratoire plus libérale n'ont finalement pas débouché sur davantage de droits de migrants. Bien que l'émigration et la politique diasporique soient restées au cœur des plans de développement tunisiens, peu de choses ont changé pour les émigrés tunisiens depuis 2011. Leurs demandes pour plus de droits pour les migrants continuent à se heurter à l’objectif européen de réduire l'immigration et d’accélérer les retours de migrants irréguliers. De surcroît, le lien entre migration et terrorisme, présent autant dans les discours tunisiens qu’européens, a renforcé les approches sécuritaires.[3]

En matière d'immigration, les efforts de réforme initiaux, tels que l'élaboration d’un projet de loi sur l'asile et d'une stratégie nationale de migration fondée sur les droits, ont été coupés court en 2013 par une série d'assassinats politiques et l’aggravation de la situation économique en Tunisie, ainsi que des tensions croissantes en Libye voisine.[4] Par conséquent, les décideurs politiques ont dépolitisé l'immigration et l'ont mise à l'écart de l'agenda politique. Les peu de changements qui ont été mis en œuvre en matière de politique d'immigration sont restés au niveau informel ou limités à des groupes de migrants spécifiques.[5]

En fin de compte, le cœur du régime d'immigration tunisien hérité de l'ère autoritaire – les règles restrictives d'entrée et de séjour – est resté intact. Qu'est-ce qui explique cette persistance de l’approche sécuritaire envers la migration dans le contexte tunisien de démocratisation?

L'importance de légitimer les politiques publiques          

Tout d'abord, la transition démocratique a profondément affecté les fondements de la légitimité politique tunisienne. Sous Ben Ali, la politique migratoire était avant tout un outil pour renforcer le régime autoritaire à travers un appui international et la surveillance de la population.[6] Après 2011, les dirigeants politiques tunisiens ont eu besoin de légitimer leurs décisions devant un électorat. Cependant, le besoin de légitimation démocratique a affecté différemment l'émigration, où il fallait naviguer entre des demandes nationales et internationales contradictoires, et l'immigration, où il fallait prendre en compte des opinions populaires divergentes.

Le mandat populaire était clair concernant l'émigration: sauvegarder et étendre les droits des émigrés. Durant les manifestations en janvier 2011, le droit d'émigrer et de participer à la vie politique depuis l'étranger était en effet une revendication centrale des révolutionnaires.[7] En plus, le retour d’exil de personnalités politiques (islamistes ou de gauche) à partir de 2011 a ancré l’expérience migratoire au cœur de la vie publique tunisienne et mis les droits des émigrés à l'agenda politique. Toutefois, ce mandat populaire se heurte aux pressions continues de l'Europe d’avancer l'externalisation et la sécurisation des politiques migratoires.[8] Dans la Tunisie démocratique, les décideurs politiques sont donc pris entre les revendications d'une société civile de plus en plus sûre d'elle et les demandes internationales incessantes de restriction. Ce conflit entre intérêts intérieurs et extérieurs a empêché les gouvernements tunisiens successifs de répondre aux demandes populaires et de renforcer les droits des émigrés.

Contrairement à l'émigration, en matière d'immigration les décideurs tunisiens sont confrontés à des revendications populaires contradictoires: D’un côté, la démocratisation a ouvert la voie à l'activisme de la société civile et a permis aux migrants qui se sentaient discriminés de revendiquer l'égalité.[9] En même temps, la démocratisation a libéré des sentiments racistes auparavant réprimés dans la sphère publique et a permis aux Tunisiens qui se sentaient menacés par la diversité d'exprimer leurs craintes.[10] En face de ces demandes contradictoires, les dirigeants politiques ont délibérément écarté l'immigration de l'agenda politique. Au lieu d'être perçues comme une contribution à la démocratie, les demandes de la société civile en faveur des migrants étaient considérées comme antipatriotiques et risquant de renforcer la polarisation de la société.[11] Aux yeux de beaucoup, le gouvernement tunisien devrait d'abord s'occuper de ses citoyens et des questions économiques et sécuritaires urgentes.

Uniquement sur deux sujets – la traite des êtres humains et la discrimination raciale – la société civile a réussi à garantir davantage de protections avec les lois adoptées respectivement en août 2016 et octobre 2018. Pourtant, si ces lois ont été saluées par les acteurs de la société civile et les observateurs internationaux, elles n'ont affecté les droits des migrants qu'à la marge et ont laissé le cœur du régime d'immigration tunisien largement intact.

Les dynamiques institutionnelles au sein de l’Etat tunisien

La transition démocratique a également eu des conséquences ambiguës sur les dynamiques au sein de l'État tunisien. Sous Ben Ali, l'implication de l'État dans le domaine de l'immigration se limitait à l'approche sécuritaire du ministère de l'Intérieur et aux négociations entre le ministère des Affaires étrangères et les pays européens; la coopération interinstitutionnelle était presque inexistante. La fin de l'autoritarisme a aussi entraîné la fin de cette politique d'isolement: les fonctionnaires de haut niveau ont repris l'initiative politique et le dialogue interinstitutionnel a été relancé. La démocratisation a donc permis de mettre en place des processus politiques plus inclusifs et transparents. Cependant, les acteurs institutionnels ont aussi découvert leur "pouvoir de dire non", ce qui a finalement renforcé l'impasse autour de la réforme migratoire.

En effet, ces processus politiques plus inclusifs ont créé des frictions entre les ministères tunisiens. En particulier, l'institutionnalisation du dossier migratoire après 2011 a déclenché un conflit entre les ministères des Affaires sociales et des Affaires étrangères autour de la tutelle du Secrétaire d'État à la Migration (SEMTE). Créé en 2011, le SEMTE a été transféré en août 2016 des Affaires sociales aux Affaires étrangères, déclenchant le mécontentement du ministère des Affaires sociales. Avec le changement gouvernemental de septembre 2017, le SEMTE est revenu au ministère des Affaires sociales. Ce conflit a mis en péril la coopération avec les autres acteurs - tant institutionnels que de la société civile – ce qui a entravé les processus de réforme tels que l'élaboration d'une loi sur l'asile ou la validation politique de la stratégie nationale de migration.

De manière plus générale, la démocratisation a rendu les fonctionnaires tunisiens conscients de leurs pouvoirs – de discuter, d'être en désaccord et de formuler des idées. Dans ce contexte, le manque de coordination interinstitutionnelle par le SEMTE a laissé le champ libre aux autres ministères pour avancer leurs intérêts en matière de migration. La multiplication des acteurs engagés sur la migration au sein de l'appareil d'État tunisien et l’activisme bureaucratique accru ont donc rendu les politiques migratoires plus incohérentes et plus dépendantes des agendas individuels ou institutionnels. Plutôt que de déclencher des réformes, la démocratisation a donc ajouté une couche de complexité à l'architecture administrative de l'État tunisien.

L'influence changeante des acteurs externes        

Enfin, la démocratisation a également affecté le rôle et l'influence des organisations internationales (OI) et des acteurs diplomatiques. Sous le régime de Ben Ali, toutes les interactions avec les OI ou les partenaires diplomatiques étaient surveillées par l'État. La révolution a ouvert l'appareil d’Etat et la société civile tunisiens à la coopération extérieure. Après 2011, les financements internationaux et les activités de renforcement des capacités des OI telles que le HCR ou l'OIM ont explosé; et leurs interactions quotidiennes avec les institutions et la société civile tunisiennes se sont multipliées. En outre, le HCR continue d'être chargé de l'ensemble du processus de détermination de l'asile, de par l’absence d’un cadre juridique national.

Pourtant, si la transition démocratique a augmenté la marge de manœuvre des acteurs extérieurs, elle n'a pas automatiquement accru leur poids sur le processus décisionnel national. Bien que les acteurs externes aient réussi à inscrire la question de l'immigration à l'agenda gouvernemental tunisien, les tentatives d'imposer des solutions ou politiques spécifiques se sont heurtées à des résistances de la part des acteurs étatiques tunisiens – autant au niveau de l'élaboration que de la mise en œuvre des politiques.[12] Ainsi, l'expertise étrangère s'est avérée être une arme à double tranchant dans le contexte de la démocratisation: D’un côté, les OI ont renforcé le lobbying de la société civile auprès des institutions tunisiennes concernant les droits des immigrants. De l’autre côté, l’expertise internationale a également accru la réticence des acteurs tunisiens envers des programmes de contrôle des migrations imposés de l'extérieur.

En fait, les relations entre acteurs extérieurs, société civile et administration tunisienne varient en fonction de la question en jeu: En matière d'immigration, la société civile et les acteurs internationaux ont tendance à unir leurs forces pour faire pression sur les institutions étatiques en faveur de réformes progressives. Les OI tentent de renforcer leurs revendications envers les institutions tunisiennes en se référant au soutien de la société civile et leur légitimité populaire.  Par exemple, dans les premières années qui ont suivi la révolution, la présence des acteurs de la société civile aux réunions entre les OI et les institutions étatiques a augmenté la probabilité que les acteurs publics reconnaissent la nécessité d'aborder la question de l'immigration. Vice-versa, la société civile tunisienne s'appuie sur ses réseaux internationaux pour exercer une pression transnationale sur les institutions nationales. Cela s'est avéré particulièrement utile dans leur plaidoyer contre la traite des êtres humains et la discrimination raciale. 

En matière d'émigration, en revanche, la société civile et les institutions publiques tunisiennes unissent leurs forces pour résister aux pressions des acteurs internationaux. En particulier, le Ministère tunisien des Affaires étrangères se réfère régulièrement aux critiques de la société civile à l'égard des politiques migratoires de l'UE pour appuyer le refus des demandes de contrôle migratoire. Ainsi, le caractère démocratique de la Tunisie après 2011 permet au gouvernement tunisien de mieux faire face aux pressions européennes en soulignant la nécessité de prendre en compte la société civile et l'opinion populaire. En effet, alors que la coopération avec l'Union européenne reste économiquement vitale pour la Tunisie, elle n'est plus critique pour la stabilité politique et la légitimation du gouvernement.

Conclusion    

La révolution de 2011 et la transition démocratique qui a suivi ont bouleversé les fondements de la vie politique tunisienne. Pourtant, malgré les libertés nouvellement acquises et les processus politiques plus transparents, les politiques migratoires sécurisées de la Tunisie sont restées largement inchangées au cours de la première décennie de démocratisation. Comment cela s’explique-t-’il ?

Premièrement, la nécessité de légitimer les politiques de façon démocratique a affecté l'émigration et l'immigration de manière différente, obligeant les dirigeants politiques à concilier des opinions divergentes plutôt que de suivre les principes révolutionnaires d'égalité et de liberté. Deuxièmement, les processus politiques plus inclusifs ont mené à des dynamiques contradictoires au sein de l'État tunisien, conduisant à plus de transparence et d'engagement, mais aussi à plus de conflits interinstitutionnels. Ceci a renforcé l’impasse politique en matière de migration. Troisièmement, la démocratisation n'a pas réduit les demandes externes de contrôle des migrations, mais a plutôt donné lieu à des coalitions changeantes entre l'État, la société civile et les acteurs internationaux. Elle a notamment déclenché des dynamiques transnationales ambiguës, puisque l'objectif politique européen de réduire la migration à ses frontières sud crée des pressions sur la Tunisie de simultanément restreindre les droits des émigrés tunisiens et d’étendre ceux des immigrants en Tunisie.

Malgré le dynamisme de la société civile tunisienne et certains efforts pour réformer la politique migratoire tunisienne axée sur la sécurité, il y a donc eu des forces tant nationales qu'internationales qui ont mis un frein à la réforme migratoire. Finalement, la réforme libérale de la migration semble avoir échoué pour deux raisons: Parce que les priorités sécuritaires du ministère de l'Intérieur tunisien et des acteurs extérieurs européens n'ont pas été fondamentalement affectées par la transition démocratique et, en ce qui concerne l'immigration, parce qu'il n'existe pas de majorité claire au sein de la société tunisienne pour politiser la question à travers le prisme des droits de humains. De ce point de vue, la persistance des politiques migratoires sécuritaires pourrait suggérer qu'il n'y a pas eu de transition de régime complète en Tunisie concernant son régime migratoire et frontalier.

Cet article est basé sur le livre "The Politics of Immigration Beyond Liberal States. Morocco and Tunisia in Comparative Perspective" qui sera publié par Cambridge University Press. Trouvez plus d'informations sur l'auteur Katharina Natter ici.
 

[1] FRONTEX. 2011. "FRAN Quarterly, Issue 1, January–March 2011." Warsaw, Poland: FRONTEX.

[2] Cuttitta, Paolo. 2020. "Non-governmental/civil society organisations and the European Union-externalisation of migration management in Tunisia and Egypt." Population, Space and Place 26(7):e2329: Dini, Sabine, and Caterina Giusa. 2020. Externalising Migration Governance Through Civil Society. Tunisia as a Case Study. London, UK: Palgrave Macmillan; Garelli, Glenda, and Martina Tazzioli. 2017. Tunisia as a Revolutionized Space of Migration. New York, NY: Palgrave Macmillan; Pastore, Ferruccio, and Emanuela Roman. 2020. "Framing migration in the southern Mediterranean: how do civil society actors evaluate EU migration policies? The case of Tunisia." Comparative Migration Studies 8(1):2.

[3] Cassarino, Jean-Pierre. 2018. "Le gouvernement des migrations en Tunisie : vers un nouveau paradigme?" Pp. 295-309 in Tunisie : une démocratisation au-dessus de tout soupçon?, edited by Amin Allal and Vincent  Geisser. Paris, France: CNRS Éditions; Lixi, Luca. 2018. "After Revolution, Tunisian Migration Governance Has Changed. Has EU Policy?" in Migration Information Source. Washington, DC: Migration Policy Institute.

[4] Cassarini, Camille. 2020. "L'immigration subsaharienne en Tunisie: De la reconnaissance d'un fait social à la création d'un enjeu gestionnaire." Migrations Société 179(1):43-57; FTDES, and Migreurop. 2020. "Politiques du non-accueil en Tunisie: Des acteurs humanitaires au service des politiques sécuritaires européennes." Tunis, Tunisia: Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux & Migreurop; Geisser, Vincent. 2019. "Tunisie, des migrants subsahariens toujours exclus du rêve démocratique." Migrations Société 177(3):3-18.

[5] Natter, Katharina. 2021. "Ad-hocratic immigration governance: how states secure their power over immigration through intentional ambiguity." Territory, Politics, Governance.

[6] Cassarino 2018 ; Geisser 2019 ; Meddeb, Hamza. 2012. "Courir ou mourir. Course à el khobza et domination au quotidien dans la Tunisie de Ben Ali." in Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI). Paris, France: Institut d'Etudes Politiques de Paris.

[7] Giusa, Caterina. 2018. "« On a fait la révolution pour être libres. Libres de partir » : Les départs des harragas de la Tunisie en révolution." Mouvements 93:99-106.

[8] Lixi 2018 ; Roman, Emanuela. 2019. "EU’s migration policies in the eyes of “partner” countries’ civil society actors: the case of Tunisia." Global Affairs 5(203-219).

[9] Roman 2019: Pouessel, Stéphanie. 2012. "Les marges renaissantes : Amazigh, juif, Noir. Ce que la révolution a changé dans ce “petit pays homogène par excellence” qu’est la Tunisie." L’Année du Maghreb 8:143-60.

[10] Garelli et Tazzioli 2017 ; Scaglioni, Marta. 2017. "“I wish I did not understand Arabic!” Living as a black migrant in contemporary Tunisia." in Shadows of Slavery in West Africa and Beyond Working Paper Series.

[11] Zemni, Sami. 2016. "From Revolution to Tunisianité: Who is the Tunisian People? Creating Hegemony through Compromise." Middle East Law and Governance 8(2-3):131-50.

[12] Garelli et Tazzioli 2017.