Le 24 mai 2023, la Green Lecture #6 à Tunis mettait en lumière les "Communs" avec David Bollier. Un concept prometteur pour une société durable. Découvrez l'événement et la vidéo live !
Le 24 mai 2023, la Cité de la Culture de Tunis s'est animée pour accueillir la sixième édition de la Green Lecture, un évènement organisé par le bureau de la Fondation Heinrich Böll Tunis. Cette année, la conférence mettait en avant un concept en pleine émergence : les "Communs", en présence de David Bollier, co-auteur de "Free Fair and Alive". Cette rencontre offrait une occasion unique pour les Tunisiens de se familiariser avec ce concept novateur qui suscite un vif intérêt au sein de la communauté intellectuelle mondiale.
Mais qu'est-ce que les Communs exactement ? Le concept propose une gestion collective, équitable et durable des ressources, qu'elles soient matérielles ou immatérielles. Bien que le terme puisse sembler nouveau, les "Communs" ont des racines anciennes en Tunisie, où les pratiques de partage des ressources ont été courantes par le passé. Les paysans tunisiens, par exemple, se réunissaient autour d'une source d'eau pour subvenir à leurs besoins quotidiens ou cultiver leurs potagers et oasis. Aujourd'hui, ce concept prend une nouvelle dimension et offre une approche pertinente pour résoudre les crises écologiques, sociales et économiques auxquelles l'humanité est confrontée et pour bâtir des sociétés durables et résilientes.
La Green Lecture a été l'occasion de redécouvrir le concept des "Communs" en Tunisie et de favoriser un dialogue constructif basé sur des exemples concrets tirés de pratiques locales en lien avec cette notion. Les intervenants ont partagé avec le public les différentes formes vivantes des "Communs" dans la société tunisienne, des pratiques qui ont perduré au fil de l'histoire jusqu'à nos jours. L'objectif de cet événement était de sensibiliser le public aux idées et aux pratiques associées aux "Communs", en mettant en avant leurs avantages et les défis qu'ils représentent pour la gouvernance des ressources partagées en Tunisie.
Le panel de cette conférence a été composé de deux experts de renom dans le domaine. Tout d'abord, David Bollier, co-auteur de "Free Fair and Alive", a pris la parole pour introduire la conférence et partager son expertise sur le sujet. Ensuite, Safouane Azzouzi, chercheur tunisien spécialisé dans le domaine des "Communs", a apporté son éclairage sur les pratiques locales et leur pertinence dans le contexte tunisien.
Cette conférence a clairement montré que les "Communs" représentent une voie prometteuse pour construire un avenir plus juste et durable. En mettant l'accent sur la gestion collective et équitable des ressources, ce concept offre une alternative solide aux modèles traditionnels, en encourageant la coopération et la solidarité au sein de la société. Les exemples concrets présentés lors de l'événement ont démontré que les "Communs" ne sont pas seulement un concept abstrait, mais qu'ils sont ancrés dans l'histoire et la culture tunisiennes.
Au-delà de la découverte du concept des "Communs", cette Green Lecture a également été une occasion pour les participants de découvrir le contenu et la plateforme "La librairie de Communs" développée par Inkylab en coopération avec le bureau de la Fondation Heinrich Böll à Tunis.
La Green Lecture #6 sur les "Communs" a été une occasion, offrant aux Tunisiens une opportunité unique de s'informer, de débattre et de réfléchir sur cette approche alternative pour façonner un avenir plus durable et résilient. En explorant les pratiques locales et en bénéficiant des connaissances d'experts tels que David Bollier et Safouane Azzouzi, le public est reparti avec une meilleure compréhension de ce concept prometteur et des perspectives qu'il ouvre pour une société plus équitable et responsable envers ses ressources partagées.
Pour ceux qui n'ont pas pu assister à l'événement, la vidéo en direct de la conférence est maintenant disponible sur la page officielle de la Fondation Heinrich Böll Tunis. Voici le lien de la vidéo :
Et ci-dessous, vous trouverez le texte de la présentation intégrale de David Bollier traduit en français.
Les Communs, des îlots de partage d’objectifs et d’approvisionnement
La "Green Lecture" par David Bollier à la Fondation Heinrich Böll-Tunis
Tunis, Tunisie / 24 mai 2023
Je vous remercie d’avoir eu la générosité de m’inviter à donner cette Conférence verte aujourd’hui. En m'interrogeant sur le travail de la Fondation Heinrich-Böll, sur l’expérience de l'auditoire présent et sur les miennes en tant que chercheur et activiste du commun, j'ai réalisé que nous avons de nombreux points communs. J'ai été tenté d’intituler ma présentation « Le Pouvoir Insoupçonné des Outsiders et leur triomphe ». Chacun à sa manière, nous nous efforçons de nous libérer des séquelles économiques, sociales et idéologiques du 20ème siècle, un fardeau qui semble insurmontable. Comment nous libérer du joug d’idées désuètes et d’institutions inefficaces, et en trouver de nouvelles qui correspondent à notre réalité actuelle ?
Aujourd'hui, j'aimerais vous présenter le concept des communs et vous faire part de son immense potentiel pour repenser tant de choses : l'économie politique, nos relations sociales, notre rapport à la Terre, nos vies intérieures. Bien évidemment, il s’agit d’une proposition complexe. Non seulement nous devons développer de nouvelles logiques sociales et formes institutionnelles tout en étant enlisés dans un système hérité, bien ancré et hostile. Mais il nous faut également nous transformer nous-mêmes. Chacun à sa manière, qu’on soit originaire du Nord ou du Sud, de la ville ou de la campagne, et quelle que soit notre appartenance ethnique ou religieuse, nous devons tous surmonter les nombreux traumatismes non résolus du capitalisme, du colonialisme et du pouvoir étatique centralisé, dont nous avons intériorisé ou refoulé les normes.
Je suis extrêmement ravi que mon livre, Free, Fair and Alive, - coécrit avec ma défunte collègue Silke Helfrich - soit enfin publié en français, sous le titre Le Pouvoir Subversif des Communs ! Je suis enthousiaste car notre ouvrage aborde un grand nombre des problèmes que je viens d'évoquer. Il distille les enseignements tirés du travail de terrain approfondi que nous avons entrepris avec Silke en étudiant des dizaines de communs à travers le monde, ainsi que de notre analyse de la modernité capitaliste et de la politique. Nous en avons conclu que le commun - véritablement l'un des concepts les plus sous-estimés de notre époque ! - a un avenir bien plus radieux que ce que l'opinion respectable peut imaginer. L'opinion respectable continue de croire que le marché et l'État sont les seuls systèmes qui soient réellement capables de faire avancer les choses.
(Je préfère employer l’expression marché/État en raison de la profonde alliance symbiotique entre le marché et l'État et leur vision commune de la croissance économique, du progrès, de la rationalité, et de la séparation entre l'humanité et la nature, l'esprit et le corps, l'individu et le collectif). Mais face à la crise grandissante du changement climatique et d'autres catastrophes écologiques, face aux innombrables préjudices et à l'aliénation causés par l'inégalité des richesses, la précarité et les structures capitalistes, je crois que le commun – allié à d'autres mouvements de changement systémique – pourrait être l'une des rares issues pratiques qu’il nous reste.
Pourquoi cet optimisme ? me demanderiez-vous. Parce que l’élan de partage est, depuis toujours, une caractéristique de l’homme. Un comportement instinctif.
Notre capacité à coopérer et à partager - à établir des règles collectives, à négocier les différences, à maintenir la cohésion de la communauté face aux profiteurs et aux vandales - est aussi ancienne que l'espèce humaine elle-même. Les évolutionnistes vous diront que les stratégies de coopération font partie des principales raisons pour lesquelles les êtres humains ont survécu pendant des millénaires. Le commoning est la manière dont nous, humains, avons développé les outils et l'agriculture, la religion et l'art, le langage et la culture. D’un point de vue historique, civilisationnel, le commoning est le système de gouvernance par défaut de notre espèce. L’extrémisme libertaire et individualiste du capitalisme industriel et numérique contemporain, de même que celui de l'État-nation moderne, représente une aberration des plus étranges dans le long cours de l’histoire de l’humanité.
Ainsi, le commun n'est pas une nouveauté, mais un principe ancestral. Et ce n'est pas une invention de l’Occident (même si ce dernier est en train de le redécouvrir). Le commun est une forme sociale universelle - ou peut-être plus fondamentalement, un attribut des systèmes vivants. La vie elle-même émerge à travers des relations symbiotiques et profondément interdépendantes, comme le prouvent les écosystèmes et la Terre en tant que Gaïa.
Une raison supplémentaire pour laquelle je suis si optimiste quant à l'avenir du commun est la diversité et de la puissance remarquables des nombreux communs en plein essor dans le monde entier. Il existe un vaste univers d'initiatives ascendantes de commoning qui prospèrent partout dans le monde. Toutefois, ces projets, bien que omniprésents, demeurent invisibles sur le plan culturel.
Pourtant, des millions de personnes sont engagés dans le commoning car c'est une manière de répondre à leurs besoins et d'améliorer leur sécurité grâce à un approvisionnement et une gouvernance qui soient directs et auto-organisés. Au lieu de compter sur l'État, les organisations internationales et les entreprises - qui sont souvent elles-mêmes en difficulté, voire au bord de l’effondrement, les gens se tournent vers le commoning pour cultiver leur propre nourriture, s’entraider, construire des logements, préserver l'eau, gérer les espaces urbains…Actuellement, on est en train de concevoir des communs numériques pour partager l'information et les œuvres créatives. On développe des plateformes de logiciels dans l'intérêt des utilisateurs et du grand public, et pas seulement des investisseurs. On crée des systèmes financiers et monétaires alternatifs. On offre des soins aux personnes âgées, aux malades et aux enfants et on se charge de subvenir à de nombreux autres besoins quotidiens.
Le but principal de tout commun est de partager ou de mutualiser les bénéfices de la richesse gérée collectivement. Les personnes qui deviennent des commoners refusent d’être des autoentrepreneurs ou des capitalistes parce qu'ils savent ce que les stratégies d'affaires basées sur l’extractivisme entraînent : exploitation des personnes, destruction écologique, polarisation politique, instabilité sociale, … Les commoners ont pris conscience du fait que la “Main Invisible” n’est pas une garantie pour le bien commun. Pas plus que les États-nations, qui sont si souvent redevables aux investisseurs capitalistes et aux entreprises. Les commoners doivent repenser eux-mêmes la représentation du bien commun à l’échelle microscopique de la société, à travers leurs communs.
J’ajouterais que les biens communs sont des systèmes que nous choisissons délibérément. Il ne s’agit pas d’une « coopération » forcée, que ce soit de la part de l'État ou du marché. Bien que l'État puisse apporter son soutien aux communs et que les entreprises puissent avoir des interactions limitées avec eux, il est crucial de préserver l'autonomie des biens communs. En effet, toute forme de contrôle ou d’interférence pourrait détruire un commun. L’autonomie est donc une caractéristique fondamentale des communs. Les participants doivent disposer du droit et de la liberté d’établir des accords communautaires, d’assumer leurs responsabilités librement et de récolter les fruits de leur coopération.
Et tout cela doit se faire dans un esprit d'inclusion et non d'exclusion. Bien entendu, les commoners qui se chargent d’accomplir les tâches doivent être prioritaires lorsqu’il s’agit de revendiquer leur part de ce qui est produit ou géré. Cela dit, les communs s'efforcent de respecter la dignité et les besoins de chacun, indépendamment du genre, de la race, de l'origine ethnique, de l'âge ou de la religion. Ils sont également attentifs à l'héritage de nos ancêtres et aux besoins de nos enfants, de même que ceux des générations futures.
J'espère que vous comprenez les raisons pour lesquelles je crois que le commun pourrait avoir une certaine Valeur pratique et stimulante à Tunis aujourd’hui. Nous vivons dans un interrègne. L'ancien ordre n'a pas encore disparu mais le nouveau n'est pas encore prêt à émerger. Cela signifie qu'il y a de rares ouvertures à exploiter au sein du Système ; il y a des opportunités uniques d’innovation. Des possibilités latentes existent non seulement dans des pays comme la Tunisie, mais également partout où les gens désirent dépasser les représentations capitalistes conventionnelles de « développement » et de « progrès ».
Vous vous demandez peut-être ce que le concept de commun suggère qu’on fasse et comment le faire. Pour y répondre, je vais commencer par expliquer la confusion autour du commun que l'économie conventionnelle et même de nombreux chercheurs traditionnels de ce domaine envisagent comme un ensemble de ressources, alors qu'il est bien plus pertinent de l’aborder en tant que système social. Pour illustrer mon propos, je vous proposerai une brève exploration de l'Univers des Communs – c’est-à-dire les nombreux projets, sites web, mouvements et ouvrages que comprend le monde des communs – pour que vous puissiez voir à quel point les communs contemporains sont en réalité vastes et variés. Enfin, nous devons prendre en considération les aspects politiques et juridiques. Comment l'Univers des Communs pourrait-il se développer et interagir de manière constructive avec les marchés conventionnels et le pouvoir étatique ?
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Pendant plus de quarante ans, une grande partie du public éduqué considérait le commun comme un régime de gestion raté. Cette idée trouve son origine dans un célèbre essai écrit par le biologiste Garrett Hardin en 1968, La Tragédie des communs. La démonstration de Hardin s’appuie sur la parabole d'un pâturage partagé où aucun éleveur n'a d’intérêt « rationnel » à limiter le broutage de son bétail. Le biologiste établit que chaque exploitant se comportera de manière égoïste en utilisant autant que possible la ressource commune. Ce qui entraînera inévitablement la surexploitation et l’épuisement de cette richesse. C’est ce que Hardin appelle « la tragédie des communs ». Selon lui, la meilleure solution consisterait à attribuer des droits de propriété privée sur les ressources - ou de recourir à la coercition gouvernementale pour réguler l'activité économique.
Mais ce qui est surprenant dans cette théorie c’est que Hardin ne décrivait pas un commun, mais plutôt un régime d'accès libre ou une foire d'empoigne où tout est gratuit. En revanche, dans un véritable commun, en tant que système social, il y a une communauté distincte qui gère la ressource et son utilisation. Les commoners négocient leurs propres règles d'accès et d'utilisation, attribuent des responsabilités et des droits, et mettent en place des systèmes de surveillance pour identifier et pénaliser les profiteurs.
La professeure Elinor Ostrom a joué un rôle crucial en remettant en question la parabole de la « tragédie des communs ». Elle a documenté les moyens par lesquels des centaines de communs, principalement dans des contextes ruraux et des pays plus pauvres, ont réussi à gérer de manière durable les terres, l'eau, les forêts et les pêcheries. D’un point de vue empirique, le commun peut fonctionner, voire réussir. Gouvernance des biens communs, ouvrage de référence d'Ostrom publié en 1990, est justement reconnu pour avoir identifié huit « principes de conception » clés pour des communs réussis. Pour son travail, Ostrom a reçu le prix Nobel d'économie en 2009, la première femme à recevoir cet honneur.
Malheureusement, les économistes, y compris Hardin et Ostrom, ont réduit les communs à une organisation d’individus rationnels qui utilisent des droits de propriété traditionnels pour gérer les ressources, une compréhension qui néglige les dynamiques sociales inhérentes aux communs. Dans notre livre Le Pouvoir Subversif des Communs !, Silke Helfrich et moi-même renversons le cadre habituellement donné aux communs. Dans notre analyse, nous accordons la primauté aux dynamiques sociales du commun et non aux ressources que nous considérons comme une question subordonnée. Bien que la nature d'une ressource soit d’une grande importance dans un commun - certaines ressources comme la terre sont limitées et épuisables ; d'autres, comme les codes des logiciels, sont facilement reproduites et partagées à peu de frais – le fait est qu'il n'y a pas de logique inhérente aux ressources qui dicterait leurs modes d’attribution, d’utilisation et de gestion. Il s’agit d’un choix social. Les sociétés en décident elles-mêmes - ou plus exactement, les élites garantes de l'État, du capital et du droit ont tendance à imposer leurs propres priorités.
Il faudrait souligner que le commun est en réalité une question de commoning – c’est-à-dire le commun, non pas comme un nom, mais comme un verbe. Les communs sont une pratique sociale dynamique et évolutive, et non pas une abstraction, un bien ou une ressource. Bien entendu, les communs impliquent l’existence de ressources, mais ce qui revêt une importance primordiale, c'est que chaque communauté définit ses propres règles, pratiques, traditions, rituels et valeurs pour la gestion de sa richesse partagée. Nous comprenons mieux la nature d’un commun lorsque nous le considérons comme un système social vivant, composé d'agents créatifs.
Les économistes et les décideurs politiques répugnent généralement à cette conception car elle remet en cause la théorie capitaliste de la création de valeur - à savoir que la richesse est générée par des individus rationnels participant à des transactions marchandes. Le fait de considérer le commun comme un système social remet également en question les modèles quantitatifs, mathématiques et mécaniques, ainsi que le principe de causalité cher aux économistes. Le fait que les communs soient perçus comme une activité sociale désordonnée et non linéaire, et que les relations soient mieux appréhendées à travers les prismes de l'anthropologie, de la sociologie, de la psychologie culturelle et de la sagesse spirituelle, remet en question la prétention des économistes à considérer leur discipline comme une science exacte.
Et pourtant, les communs existent presque partout, comme une sorte de reproche continu à l'économie ! Ils sont marginalisés et ignorés précisément parce qu'ils ne se conforment pas aux catégories de pensée de l'économie capitaliste et de la modernité. Cette situation m'a longtemps découragé. Alors, il y a deux ans, j'ai pris sur moi et j’ai entrepris d'identifier des dizaines de projets, d'organisations, de mouvements, de sites web, de livres et de littérature qui composent l’Univers des communs . J'ai décrit tous ces éléments dans mon ouvrage Le catalogue du commoner pour créer le changement afin de donner aux gens une idée de l'énorme richesse que génère le commoning. Voici un aperçu rapide pour que vous ayez quelques points de référence :
La terre en tant que commun. La décommodification des terres permet de les rendre accessibles et adorables pour l'agriculture locale, le logement et la conservation. À cet égard, les organismes fonciers solidaires constituent un outil important, car ils permettent de libérer la terre de l’emprise du marché et d’en faire un commun perpétuel. Les trusts fonciers contribuent à préserver l’environnement, à garantir l’abordabilité de la production locale d’une nourriture réellement nutritive, tout en réduisant les inégalités de richesse. Il existe d’autres approches pour décommodifier les terres. Par exemple, l'État et les collectivités locales peuvent jouer un rôle crucial en fournissant des logements sociaux et en soutenant des projets de communautés de cohabitation et de coopératives de logement. De même, des fédérations telles que le Mietshäuser Syndikat allemand peuvent construire des logements basés sur les principes des communs.
La ville en tant que commun. À Barcelone, Amsterdam, Séoul, Bologne, et des dizaines de grandes et petites villes, plusieurs personnes considèrent le commoning comme une nouvelle forme prometteuse de gouvernance collaborative - et un moyen de reprendre le contrôle sur les villes, et de ne pas les laisser entre les mains des promoteurs et des investisseurs fortunés. En Catalogne, un système régional de Wifi comptant plus de 40 000 nœuds est géré comme un commun, offrant un accès Internet de haute qualité et à moindre coût que celui proposé par les entreprises. De nombreuses municipalités soutiennent les efforts déployés pour établir des partenariats publics/communs afin de créer des espaces de fabrication numérique, des systèmes d'agriculture urbaine, des communs d'information civique, et des projets d'amélioration des quartiers.
Les communs traditionnels et indigènes. Selon les estimations, près de deux milliards de personnes à travers le monde dépendent des communs pour leur subsistance quotidienne, en ce qui concerne la gestion des forêts, des pêcheries, des terres agricoles, des pâturages, de l'eau et du gibier sauvage. Les pratiques de commoning mises en place par les communautés traditionnelles et les peuples autochtones offrent des alternatives plus saines à l'agriculture industrielle, ainsi que les moyens de protéger le sol, l'eau et la biodiversité.
Souveraineté alimentaire locale en Occident. De nombreux mouvements cherchent à réinventer l'agriculture locale et les chaînes d'approvisionnement alimentaire en Europe et en Amérique du Nord. Cette tendance a émergé il y a cinquante ans, grâce à l'agriculture biologique locale, et on la retrouve aujourd’hui dans la permaculture, l'agroécologie, le mouvement Slow Food et même le mouvement Slow Fish. Les coopératives alimentaires ont démontré leur efficacité en rassemblant les agriculteurs et les consommateurs et en favorisant des relations de soutien mutuel. Elles contribuent ainsi à réduire les prix, à assurer une stabilité des approvisionnements alimentaires locaux et à garantir des pratiques agricoles respectueuses de l'environnement.
Monnaies locales alternatives. Plusieurs communautés à travers le monde ont créé leurs propres monnaies régionales dans le but de contrôler la valeur financière à l'échelle locale, plutôt que de la laisser entre les mains des grands centres financiers. Cette approche vise à stimuler les marchés locaux, favoriser la création d'emplois et renforcer l'identité culturelle. Dans l'ouest du Massachusetts, d'où je viens, le BerkShares est devenue la monnaie alternative la plus populaire aux États-Unis. Le Timebanking est une autre innovation monétaire précieuse - un système d'échange de services qui permet aux personnes âgées ou démunies de subvenir à leurs besoins.
Logiciels open source et production par les pairs. L’expansion remarquable des logiciels libres et open source au cours des vingt-cinq dernières années est un puissant symbole du commoning. En décommodifiant le code et en tirant profit du pouvoir des communautés ouvertes et auto-organisées, ces logiciels ont permis la création de Linux, une infrastructure vitale pour Internet, Wikipédia, et de nombreux systèmes logiciels de classe mondiale, mais également pour la délibération de groupe, sa budgétisation, ainsi que pour le stockage des fichiers dans le cloud.
Production « cosmo-locale ». La production « cosmo-locale », une des ramifications de l’open source, est un système qui favorise le partage de la conception et du savoir à l'échelle mondiale, et la production matérielle au niveau local de véhicules à moteur, meubles, maisons, produits électroniques, matériel Agricole et autres. Une communauté mondiale de diabétiques a même produit un dispositif automatique de distribution d'insuline qui est moins cher et plus sophistiqué que les produits médicaux commercialisés. Un exemple concret de production cosmolocale solide se trouve dans le domaine des machines agricoles, où des initiatives telles que Farm Hack et Open Source Ecology soutiennent les petits exploitants en mettant à leur disposition des plans de conception de classe mondiale pour produire du matériel agricole à moindre coût, adapté à leur contexte local.
Licences Creative Commons et contenus partageables. L'invention des licences Creative Commons, il y a vingt ans, a rendu possible le partage libre et gratuit d'écrits, de musique, d'images et d'autres genres créatifs. Ces licences publiques volontaires et gratuites sont désormais reconnues dans plus de 170 juridictions légales à travers le monde. Elles permettent de partager d'énormes quantités de contenu, ce qui autrement serait considéré comme du « piratage » en vertu du droit d'auteur.
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Ce qui est remarquable, c'est que chaque commun s'appuie sur les particularités de son contexte. J'ai été étonné de découvrir des communs dédiés au théâtre non commercial, à la conception de microscopes scientifiques au moyen de technologies open-source, à la création de cartes en ligne pour faciliter les missions humanitaires et à l'accueil des réfugiés et des migrants. Dans chaque cas, les gens contribuent à réaliser le défi du commoning partant de leurs particularités distinctives et irrégulières : leurs propres géographies, histoires, traditions, pratiques de provisionnement, valeurs et intersubjectivités. Vu de l’intérieur, chaque commun ne se caractérise pas uniquement par sa singularité. Il apparaît également comme un véritable exercice de « création d’un monde ». Ce constat nous oblige à prendre conscience que le monde est en réalité un « plurivers » solide, et non une monoculture dominée par le capitalisme mondial, la politique néolibérale et le consumérisme.
Toutefois, si les communs sont très irréguliers, voire uniques, pouvons-nous tirer des conclusions générales en ce qui les concerne ? Qu’est-ce qui les relie ? Nous pouvons établir qu'un commun émerge chaque fois qu'une communauté donnée tente de gérer collectivement un certain type de richesse partagée, en se basant sur les principes d’équité et de durabilité à long terme. Mais une telle définition ne permet pas pour autant de comprendre les similitudes entre des communs basés sur des relations et des activités extrêmement variables et dans des contextes différents.
Silke Helfrich et moi-même avons réalisé que si nous voulons comprendre le commoning selon ses propres termes, nous devons adopter différentes heuristiques et méthodologies. Nous devons considérer chaque commun comme un système social intégré ayant une vision du monde distincte. La vision du monde moderne dominante réduit les commoners à des individus rationnels qui cherchent à maximiser leurs intérêts personnels matériels par la coopération, plutôt que par des transactions marchandes.
Une fois que nous avons pris conscience du fait que les communs ne sont pas des ressources, mais des organismes sociaux vivants, maintenus par des interrelations humaines, entretenant des liens avec Terre, ainsi qu'avec les générations passées et futures, et qu'ils font appel à l'ensemble des capacités émotionnelles, éthiques, spirituelles et culturelles des individus, et non seulement à leur rationalité calculatrice, nous avons compris qu'il était nécessaire de se départir du grand récit de l’économie classique et de sa terminologie. Nous avons réalisé que le commun représente une dynamique d'énergie et de vitalité, créée et entretenue à travers des liens sociaux et écologiques.
C'est cette idée que Silke et moi avons cherché à expliquer dans Le Pouvoir Subversif des Communs ! Nous voulions répondre à des questions comme : Si tout est une question de relationnalité, comment des personnalités et des priorités diverses et variées s'alignent-elles exactement sur des communs cohérents ? Comment parvient-on à accomplir de si grands exploits et à prodiguer des soins à travers la coopération, sans dépendre uniquement de l'échange monétaire ? Si les gens n’ont plus à assurer leurs rôles de « consommateurs » ou d’ « employés » travaillant au sein de hiérarchies de pouvoir, comment des systèmes de coopération horizontaux, dirigés par des pairs, peuvent-ils émerger et se maintenir ? Heureusement, nous avons pu nous appuyer sur les travaux de la professeure Elinor Ostrom et sa théorie pionnière des « principes de conception » des communs réussis. Ostrom avait identifié, entre autres, la nécessité de fixer des limites clairement définies et de mettre en place ses propres règles de gouvernance. Elle a découvert que les commoners doivent être en mesure de participer au processus de l’élaboration des règles et du contrôle de leur application. En cas de litige, un commun doit disposer de son propre système de résolution rapide et à faible coût. Les communs doivent également être indépendants des autorités publiques.
Pourtant, cette approche des communs reste largement ancrée dans le cadre économique traditionnel, comme je l'ai souligné précédemment. Elle néglige la vie intérieure des commoners, leurs valeurs culturelles, leurs relations, et ne tient pas compte de l'économie politique. Pourtant une approche relationnelle permettrait de comprendre de manière claire et approfondie le fonctionnement réel des communs !
Silke et moi avons trouvé des points d’ancrage dans le travail de Christopher Alexander, un urbaniste et architecte dissident ayant élaboré le concept de langage de modèle. Alexander avait observé une perpétuation de certaines solutions à des problèmes récurrents, et cela malgré les clivages historiques et culturels. Ces solutions, il les appelle « patterns » ou modèles. Il s’agit de conceptions et de comportements qui émergent de la pratique sociale, du bas vers le haut, et dont la valeur est confirmée par la fréquence de leur utilisation et de leur modification. La méthodologie des langages de modèles est utile pour identifier les constellations de modèles aptes à résoudre des problèmes de manière pratique, profonde, voire spirituelle.
Grâce à cette méthodologie, Silke et moi avons pu identifier plusieurs douzaines de modèles de commoning à partir des nombreux, très nombreux communs que nous avions observés. Nous avons regroupé les modèles en trois sphères - Vie Sociale, Gouvernance par les Pairs, et Approvisionnement -, ou plus grossièrement « le social », « l'institutionnel », et « l'économique ». Ensemble, ces trois sphères constituent ce que nous appelons la « Triade du commoning ». Elle nous aide à répondre à la question suivante : Quelles pratiques sociales et comportements éthiques aident à créer et à maintenir les relations de commoning ?
Les modèles que nous avons identifiés ne sont pas des schémas uniques basés sur les meilleures pratiques ou sur des principes fixes et universels. Ce sont plutôt des solutions générales à des problèmes récurrents qui se produisent dans diverses circonstances à travers les cultures et l'histoire. Je ne peux pas passer en revue les vingt-cinq modèles et plus que nous avons trouvés, mais laissez-moi vous donner une idée sur ce qu’ils représentent.
Dans la vie sociale d'un commun, par exemple, un modèle essentiel consiste à cultiver un objectif et des valeurs communs. Sans cette pratique, un commun s'effondre. Les gens ont besoin de partager des expériences et de réfléchir collectivement à leur commoning s'ils veulent préserver la cohérence et la vitalité du groupe. Un modèle connexe est la ritualisation de l'unité. Les gens doivent se rencontrer, partager entre eux et célébrer leur unité en tant que groupe. Il est important de jouer ensemble, d'organiser des rituels, des traditions et des festivités. La vie sociale d'un commun exige que les gens contribuent librement – ce qui implique de donner sans s’attendre à recevoir directement ou immédiatement la même valeur en retour – même si les communs offrent de réels avantages avec le temps.
La Gouvernance par les pairs – un autre élément de la « Triade du commoning » – se caractérise par des rapports d'égalité avec les autres ainsi que par le partage des droits et des responsabilités de la prise de décision collective. À travers la Gouvernance par les pairs, votre objectif est d’éviter les hiérarchies et les systèmes centralisés de pouvoir, ces derniers étant un terrain favorable à l’abus de pouvoir et aux problèmes d’imputabilité. La gouvernance par les pairs exige, entre autres, un partage généreux des connaissances. C'est un moyen essentiel pour générer une sagesse collective. Les connaissances se développent lorsqu'elles sont partagées, à condition toutefois que l’information soit accessible et qu’elle puisse circuler librement. Un modèle connexe consiste à respecter la transparence dans une sphère de confiance. La transparence ne peut pas simplement être imposée. Elle ne peut se concrétiser que si les gens se font mutuellement confiance – suffisamment pour se permettre de partager des informations délicates ou embarrassantes.
Enfin, la troisième sphère du commoning – l’approvisionnement - concerne la production par les commoners de ce dont ils ont besoin. Il n'y a pas de séparation entre la production et la consommation, comme dans l'économie de marché. Les commoners ne produisent pas pour vendre mais pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs alliés. L’approvisionnement dans le commun a pour but principal de réintégrer dans la vie de chacun ses propres besoins économiques. Les commoners ne cherchent pas à produire une quantité maximale de biens pour les vendre et en tirer des profits plus élevés. Ils ne sont pas dans une logique de prédation et d’exploitation abusive de la nature. Au lieu, les commoners se concentrent sur l'amélioration de leur bien-être personnel et la régénération des écosystèmes. Un modèle de base de l’approvisionnement consiste à faire et à utiliser ensemble. Toute personne qui souhaite participer et prendre des responsabilités peut se joindre au groupe. Chacun contribue selon ses propres capacités, talents et besoins. La coproduction est le processus central de ce que l'on pourrait appeler le DIT – « Do-It-Together » ou « Faisons-le ensemble ».
Une fois que vous commencez à vous plonger dans les modèles de commoning - une fois que vous commencez à voir comment la relationnalité est la réalité fondamentale la vie elle-même - vous effectuez un changement de paradigme, ou ce que nous appelons un changement ontologique, ou « OntoShift ». Inutile de nous engager dans une philosophie complexe pour le moment. Disons simplement que le changement de notre vision du monde commence par des modifications dans notre propre intériorité et notre interprétation du monde. Un « OntoShift » libère de l’individualisme égoïste et du mercantilisme perpétué par la culture capitaliste. Au lieu de cela, nous nous entraînons à voir le monde comme un tout intégré, animé par un réseau dense de relations et de soutien mutuel.
Toutes ces considérations ont des implications significatives sur la manière dont les commoners s'impliquent dans la sphère politique et interagissent avec le pouvoir de l'État. Les commoners défendent ce qui leur tient à cœur de manière apolitique, mais leur dévouement à leur communauté peut souvent entrer en conflit avec l'ordre du marché/État, qui cherche généralement à monétiser et à privatiser la richesse. Comment les communs peuvent-ils alors s'engager dans la politique conventionnelle ?
Je voudrais partager avec vous cette belle citation de Ilya Prigogine, lauréat du prix Nobel de chimie : « Lorsqu'un système complexe est loin de l'équilibre, de petits îlots de cohérence dans une mer de chaos ont la capacité de faire passer l'ensemble du système à un ordre supérieur ». Je considère, en effet, que les communs aident les gens à créer de nouveaux « îlots de cohérence ». Lorsque qu’un nombre suffisant de communs émergent, ils forment un archipel d'îlots avec des objectifs partagés, créant ainsi un Univers de communs qui permet aux gens de répondre à leurs propres besoins par le biais de relations horizontales. Ces derniers ont la possibilité d'exprimer leurs aspirations et leurs valeurs, de construire un nouveau monde préfiguratif et de revendiquer leur dignité dans la solidarité.
Mettre l'accent sur les îlots de cohérence ne signifie pas que les communs sont destinés à rester dans l'ombre, à être invisibles ou négligés. Cela implique plutôt qu’ils ont la possibilité d'expérimenter et de s'épanouir dans un espace préservé. Les commoners peuvent ainsi bénéficier d'un environnement propice pour développer leur propre vision et se préserver de la cooptation et des compromis.
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En tant que paradigme philosophique et cadre narratif, les communs ont un immense potentiel car ils couvrent un large spectre. Ils sont solidement ancrés dans les sciences biologiques, géophysiques et évolutionnaires, qui montrent la nature symbiotique et interdépendante de la vie (Lynn Margulis, James Lovelock), le rôle de la coopération dans l'évolution (E.O. Wilson, David Sloan Wilson), ainsi que les liens entre la culture humaine et le monde plus-qu'humain (Robin Wall Kimmerer, Merlin Sheldrake, Wahinkpe Topa, Darcia Narvaez).
Le commoning peut offrir de précieux enseignements sur le développement personnel, la psychologie sociale, les valeurs culturelles et les pratiques sociales. Les communs répondent à notre besoin spirituel de plénitude. L'histoire politique et juridique des communs nous aide à comprendre la violence de la colonialité et sa pratique de la spoliation des terres notamment, les génocides des peuples autochtones ainsi que les modèles de développement occidentaux - outre le "colonialisme intérieur" imposé en Occident par les investisseurs et les entreprises qui exploitent les richesses communes pour s’enrichir.
Bien qu'il soit essentiel de développer une critique approfondie du capitalisme de marché, du pouvoir de l'État et de la modernité, il est également important de ne pas s'en contenter. Il faut élargir l’espace de réflexion pour opérer une transcendance créative du statu quo. Là aussi, les communs s’avèrent utiles pour affirmer une vision politique et culturelle nouvelle et tournée vers l'avenir. Ils s’échappent du cercle vicieux de l'orthodoxie du marché/État pour définir de nouveaux termes d’aspiration et de débat. Les communs permettent de définir des priorités stratégiques pour protéger la richesse partagée et proposent des modèles valides pour une action créative et pratique.
Je suis conscient que mes remarques soulèvent probablement plus d’interrogations qu'elles n’apportent de réponses…pour vous mais pour moi aussi ! De nombreuses questions complexes demeurent en suspens, questions qu’il faut penser, développer et ancrer dans des contextes particuliers. Il est donc peut-être préférable de considérer cette Conférence Verte comme une invitation à une conversation plus vaste et plus longue. Puisse-t-elle donc trouver un sol accueillant, développer des racines profondes et puissantes et produire une récolte abondante !